Actions tokenisées : ce qui se cache vraiment derrière cette nouvelle tendance

Les actions tokenisées font sensation, mais que valent-elles vraiment ? Entre promesse d’inclusivité et flou juridique, une nouvelle frontière s’ouvre entre finance traditionnelle et infrastructures blockchain.
Depuis plusieurs semaines, le secteur de la finance traditionnelle et celui des cryptos convergent autour d'un même objet : l'action tokenisée. L'idée, en apparence simple, séduit de plus en plus d'investisseurs et de plateformes. L'annonce, début juillet, par Robinhood de proposer des actions tokenisées à ses clients européens via la technologie d’Arbitrum a constitué un catalyseur.
Il s'agit de rendre accessibles, via la blockchain, des actions d'entreprises cotées (ou même non cotées) à un public élargi, avec des promesses de négociation 24h/24, de fractionnement des titres, et d'une nouvelle forme de liquidité mondiale.
Mais que se cache-t-il derrière ces actions « sur la blockchain » ? Peut-on réellement devenir actionnaire de SpaceX ou d'OpenAI via Robinhood ou Backed Finance (qui distribue xStocks auprès d'acteurs comme Kraken et Bybit) ? Et surtout, que valent juridiquement ces actifs pour les investisseurs ?
Joris Delanoue, le CEO de Fairmint, l'un des pionniers de l'equity on-chain, a salué l'annonce de Robinhood comme un moment historique, tout en rappelant que les titres proposés ne sont pas des actions dans le sens juridique du terme, mais bien des expositions économiques adossées à des structures intermédiaires.
« Ces titres représentent toujours une exposition dérivée plutôt qu'une détention directe. Ce sont des 'IOUs' sur la blockchain, adossés à des actions détenues dans des structures de garde traditionnelles », explique-t-il.
Autrement dit, ce que vous achetez sur ces plateformes n'est pas une action, mais un droit à une éventuelle contrepartie économique liée à une action détenue ailleurs, souvent via un SPV (Special Purpose Vehicle).
Cette réalité technique est importante à comprendre, car elle soulève des questions fondamentales sur la sécurité juridique, la régulation applicable et les droits des détenteurs.
Les actions tokenisées dépourvues des fonctions des vraies actions
Dans la plupart des cas, ces tokens ne donnent pas accès au droit de vote, ne permettent pas d'assister aux assemblées générales, et ne garantissent toujours pas l'accès aux dividendes de manière automatique.
Il s'agit avant tout d'un instrument financier synthétique, structuré comme un produit dérivé.
L'intérêt pour l'investisseur final est avant tout la flexibilité : il peut acheter une fraction d'action Amazon pour 10 euros, trader à toute heure, et parfois accéder à des titres qui ne sont pas disponibles sur les places boursières classiques. Dans certains cas, il peut déposer ces protocoles DeFi en garantie pour emprunter d'autres actifs, comme c’est le cas avec les actions tokenisées par xStocks sur Solana.
L'autre attrait de cette nouvelle classe d'actifs réside dans l'élargissement de l'accès à des titres non cotés jusqu'ici réservés à un cercle restreint d’investisseurs professionnels.
Joris Delanoue le souligne : « Robinhood vient de démocratiser l'accès à l'equity privée pour les investisseurs particuliers. Ce n'est pas qu'une innovation produit, c'est un basculement dans qui a le droit de participer à l'économie de l'ownership. »
Jusqu'à présent, seuls les fonds, les family offices ou les investisseurs accrédités pouvaient investir dans des entreprises privées comme OpenAI ou SpaceX. En tokenisant ces actions, Robinhood ouvre une brèche dans un système historiquement réservé aux plus riches.
À noter que les équipes d'OpenAI, réagissant à l'annonce de Robinhood, ont mis en garde les investisseurs sur les réseaux sociaux : « Nous n'avons pas établi de partenariat avec Robinhood, nous n'avons pas été impliqués dans cette initiative et nous ne l'approuvons pas. Tout transfert d'actions d'OpenAI nécessite notre autorisation — nous n'avons approuvé aucun transfert. Merci d'être vigilants. »
« C'est dire à quel point la frontière est floue », souffle un régulateur européen, consulté par The Big Whale.
Selon nos informations, les actions d'OpenAI proposées au public (1 million de dollars au total) pourraient avoir été acquises par le CEO de Robinhood, Vlad Tenev, lui-même, dans le cadre d'une levée de fonds privée. Robinhood a également déclaré que ces actions étaient logées dans un SPV et que c'est ce véhicule qui était tokenisé.
Mais ce modèle, s'il marque une avancée sur le plan de l'inclusivité, reste fragile sur le plan réglementaire.
>> La tokenisation s’empare avec fracas du marché actions
Une réglementation inégalement appliquée par les acteurs
En Europe, les actions tokenisées ne relèvent pas du règlement MiCA, qui s'applique aux crypto-actifs, mais bien du régime MiFID II que encadre les instruments financiers. Cela signifie que tout acteur qui propose une exposition à des instruments financiers doit disposer d'une licence de prestataire de services d'investissement (PSI) ou travailler avec un partenaire agréé.
« La plupart de ces plateformes présentent ces actifs sous le terme de fractional shares, mais en réalité, ce sont des dérivés. Il s'agit d'instruments financiers dérivés qui répliquent la performance d'un actif sous-jacent – ici, une action », affirme une source proche d'un régulateur européen.
« Ce n'est pas un produit nouveau, mais il entre pleinement dans le champ de la directive européenne MiFID. Cela signifie qu'il faut une licence appropriée pour en proposer, avec toutes les obligations que cela implique en termes d'évaluation du profil de l'investisseur, transparence, et conformité », poursuit cet expert.
Certaines plateformes comme Kraken ou Bitpanda disposent bien de cette licence et passent par une entité autorisée (en Autriche pour Bitpanda, par exemple). Mais dans le cas de Robinhood, ce n'est pas clair du tout. A priori, Robinhood elle-même n'est pas titulaire d'une licence MiFID en Europe.
Ils ont bien racheté Bitstamp, qui en détient une, mais les deux entités restent pour l'instant séparées, et l'offre de produits tokenisés est proposée depuis l'application Robinhood, pas depuis une entité régulée.
« Cela pose un problème juridique majeur. Théoriquement, sans licence MiFID, Robinhood n'a pas le droit de proposer de tels produits dans l'Union européenne », avance un autre régulateur sous couvert d’anonymat.
Aux États-Unis, la SEC considère d'ores et déjà ces tokens comme des titres financiers, ce qui explique pourquoi les produits de Robinhood sont réservés au marché européen dans un premier temps. La complexité juridique est d'autant plus grande que les SPV utilisés pour émettre ces expositions ne garantissent pas toujours une transparence totale sur le collatéral ou la structure de gouvernance.
Face à ces limites, une autre approche commence à émerger : celle de l'equity « natif on-chain ».
La cap table des entreprises bientôt nativement tokenisée ?
Au lieu de tokeniser des actions existantes via des wrappers ou des dérivés, certaines start-up comme Fairmint proposent de construire la structure capitalistique de l'entreprise directement sur la blockchain.
« Plutôt que de tokeniser une structure existante, nous avons reconstruit l'infrastructure de l'equity privée en tant que smart contracts. Les cap tables vivent on-chain, la propriété est programmable, transférable, et composable avec la DeFi », explique Joris Delanoue.
Plus d'un milliard de dollars de capital d'entreprise circuleraient déjà via cette infrastructure, selon ses estimations.
La différence est majeure : dans un modèle natif, il n'y a plus besoin de SPV, plus besoin de produit dérivé, ni d'intermédiaire de conservation traditionnel. L'action est un actif blockchain dès le premier jour.
Elle peut être transférée, fractionnée, et intégrée à des usages financiers décentralisés sans perdre sa nature juridique. Et lorsque l'entreprise veut ouvrir son capital, elle n'a pas besoin de se « tokeniser » (elle est déjà on-chain).
« Les entreprises qui démarrent avec une cap table programmable n'auront pas besoin d'être tokenisées plus tard. Elles seront déjà prêtes à accéder aux investisseurs globaux », résume Joris Delanoue.
Deux chemins s'esquissent donc. D'un côté, des plateformes comme Robinhood tokenisent des actions existantes pour élargir l'accès. De l'autre, des protocoles comme Fairmint construisent des entreprises dont le capital est nativement programmable.
Ces deux approches convergent vers un même objectif : réinventer la manière dont les titres financiers sont émis, détenus et échangés. La différence, c'est que la première reste contrainte par les structures traditionnelles, là où la seconde cherche à les remplacer.
Au-delà des aspects techniques, c'est bien une redéfinition du marché de l'action qui se joue.
Le découplage progressif entre les bourses historiques (Nasdaq, NYSE) et les nouvelles infrastructures de marché fondées sur la blockchain pourrait, à terme, déplacer le centre de gravité des marchés. « Ce qui m'a frappé, c'est que le signal envoyé par Robinhood va bien au-delà de leur propre produit. Il marque le basculement vers une économie de l'equity programmable », conclut Joris Delanoue.
Reste à savoir si les régulateurs, les entreprises et les investisseurs sont prêts pour cette nouvelle ère.
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


