Jørgen Ouaknine (Euroclear) : "Nous sommes très sollicités par les acteurs cryptos"

Euroclear est l'un des leaders mondiaux du règlement-livraison et de la conservation d'actifs financiers comme les actions. Dans une interview, Jørgen Ouaknine, responsable de l'innovation et des actifs numériques, détaille la stratégie du groupe face à l'essor des actifs numériques.
The Big Whale : Euroclear est l'un des leaders mondiaux du règlement-livraison de titres financiers. Quelle est votre approche des technologies blockchain ?
Jørgen Ouaknine : Nous explorons ces technologies depuis plusieurs années déjà. Une étape importante a été franchie il y a environ un an avec le lancement de notre plateforme Digital Financial Market Infrastructure (D-FMI).
Cette plateforme permet d'adresser le marché primaire avec la blockchain. Via la plateforme, nos clients ont accès à tout le marché secondaire, ce qui permet de résoudre le problème de liquidité. Ce système rend l'achat d'actifs tokenisés très simple.
Les blockchains comme Ethereum assurent également le règlement-livraison de milliards de dollars d'actifs, mais automatiquement. À terme, les considérez-vous comme des menaces ?
Pour mettre les choses en perspective, Euroclear est une infrastructure de marché qui conserve, pour le compte de ses clients, près de 40 000 milliards d'euros d'actifs. Chaque année, nous traitons l'équivalent de 10 fois le PIB mondial et réalisons un million de milliards (quadrillion) d'opérations !
Notre position est donc unique et systémique puisque nous sommes centraux et neutres dans un écosystème où l'on connecte un ensemble d'intermédiaires, à la fois d'émetteurs et d'investisseurs.
Pour simplifier, nous participons au bon déroulement des transactions, notamment via la conservation d'actifs ou encore l'accès à la liquidité.
Ces ordres de grandeur illustrent l'impact considérable de nos activités. Il faut bien comprendre qu'il existe un fossé entre une fintech qui démarre et une infrastructure de marché. Ce sont des univers aujourd'hui très différents.
S'agissant d'Ethereum, nous suivons évidemment de près cette blockchain qui est la plus utilisée du marché crypto pour les règlements-livraisons. Mais à court terme, nous ne pouvons pas parler de potentielle menace.
Pourquoi ?
C'est très simple : notre rôle est d'être un tiers de confiance régulé qui assure trois choses essentielles. D'abord, la confidentialité des transactions. Ensuite, leur conformité avec toutes les réglementations en vigueur. Et enfin, la finalité de chaque transaction. Quelle que soit l'infrastructure de demain, le marché aura toujours besoin d'acteurs de confiance comme Euroclear.
Si vous regardez les blockchains publiques comme Ethereum aujourd'hui, elles ne peuvent tout simplement pas offrir l'ensemble de ces garanties simultanément, au moins pour le moment.
Et c'est sans parler des volumes : elles sont encore loin de pouvoir traiter l'ensemble des flux gérés au quotidien dans la finance traditionnelle. Cette scalabilité reste encore à démontrer, surtout lorsqu'on y ajoute des éléments de confidentialité comme des données chiffrées. À mon sens, c'est un véritable challenge.
Aujourd'hui, le vrai défi pour des institutions régulées comme la nôtre est de suivre le rythme de l'innovation. Cela est vrai pour l'univers blockchain comme pour d'autres innovations autour de l'IA et du quantique par exemple. En tant qu'institution régulée, notre rythme d'innovation et d'adoption de l'innovation est plus graduel pour permettre une mise en œuvre qui offre toutes les garanties nécessaires à l'écosystème.
Vous parlez de l'aspect réglementaire. Mais ne craignez-vous pas que les évolutions potentielles de la réglementation aux États-Unis avec l'élection de Donald Trump ne créent un désavantage compétitif pour l'Europe ?
Pour le moment, on ne peut prédire aucun changement, mais l'on voit clairement qu'il y aura une effervescence qu'il faudra suivre de près.
Pour que les choses fonctionnent, il faut que la réglementation, la technologie ainsi que la demande client soient matures en même temps. Cela vaudra également pour la crypto.
D'ailleurs, l'Europe et le Royaume-Uni sont aussi en plein boom actuellement en termes d'expérimentation. En Europe, le Régime pilote est un dispositif intéressant parce qu'il permet à la fois à des acteurs traditionnels et à de nouveaux entrants de tester la valeur de la blockchain autour de trois activités : le trading, le settlement ainsi qu'une verticale qui combine les deux.
Le Régime pilote peine encore à convaincre au niveau européen. Il y a pour le moment très peu d'expérimentations lancées. Comment l'expliquez-vous ?
De nombreux acteurs ont développé des projets en parallèle du Régime pilote et ont décidé de concentrer leurs efforts autour de cas d'usages pouvant générer de la valeur à court terme.
Ensuite, la barrière à l'entrée peut sembler élevée pour de nouveaux acteurs entrant sur ce marché. Mais le Régime pilote a déjà considérablement abaissé les barrières réglementaires. Faut-il aller plus loin ? Je pense qu'il faut désormais trouver le bon équilibre. Il y a désormais plusieurs licences octroyées, regardons comment cela va évoluer.
Concernant les expérimentations, estimez-vous aller suffisamment loin ? La création d'une filiale dédiée, à l'image de SG-Forge chez Société Générale, ne serait-elle pas pertinente pour approfondir vos tests sur les blockchains publiques ?
Nous travaillons actuellement sur les prochaines étapes de notre stratégie autour des actifs numériques, en concertation avec le marché. Dans ce cadre-là, nous n'excluons aucune hypothèse.
Quels sont vos liens avec les acteurs majeurs de l'écosystème crypto ?
Nous sommes très sollicités. Chaque jour, nous recevons des demandes d'acteurs crypto et de la finance décentralisée (DeFi) en général qui souhaitent collaborer avec nous pour utiliser nos rails avec leur innovation.
Il y a aujourd'hui un intérêt croissant des acteurs crypto pour les RWA (Real World Assets). Actuellement, la grande majorité des volumes crypto concerne le Bitcoin. Mais en comparaison des volumes de la finance traditionnelle, cela reste marginal.
Certains acteurs qui souhaitent accélérer leur croissance souhaitent pivoter ou simplement se rapprocher de la finance traditionnelle. Il y aura sans doute une phase de convergence de ces deux univers.
Mais pour travailler avec nous, il est nécessaire de satisfaire à nos principes de contrôle des titres des actifs numériques (DASCP), qui comprennent notamment le fait d'être régulé, d'avoir un dispositif de conservation d'actifs suffisamment sécurisé, ou encore de présenter, de manière générale, une structure résiliente. Aujourd'hui, très peu d'acteurs du monde de la DeFi sont capables de satisfaire à l'ensemble de ces exigences.
Vous avez participé à plusieurs expérimentations de marché, notamment avec Chainlink, le plus grand fournisseur d'oracles (data notamment, ndlr) pour l'écosystème crypto. Sur quoi portent vos travaux ?
Effectivement. Il nous arrive de participer, notamment avec Chainlink, à des expérimentations de marché, en particulier autour d'opérations sur titres, parce que leur technologie permet d'apporter de l'efficacité dans le processus en supprimant certaines tâches.
Plus précisément, cela permet notamment de fluidifier le processus de réconciliation. Avec un système blockchain, il est possible d'envoyer un seul message validé par un consensus. Cela réduit le risque et le coût tout en améliorant l'expérience utilisateur.
Ces expérimentations nous ont montré qu'il était possible d'apporter de l'efficience dans des processus et d'optimiser nos infrastructures financières actuelles.
Ces travaux nous aident aussi à identifier le bon timing pour développer ces connexions. De nombreuses expérimentations menées par des infrastructures de marché à travers le monde n'ont pas rencontré le succès escompté, soit parce que la technologie n'était pas prête, soit parce que l'écosystème n'était pas prêt à adopter cette nouvelle technologie à la vitesse et l'échelle proposée. Mais aussi parce qu'il n'y avait pas assez de création de valeur à ce stade.
Cette période d'expérimentation a montré que le marché pouvait se mettre en ordre de bataille et participe à l'effort d'innovation collectif. Mais aussi que plus les initiatives étaient isolées et non cotées, moins leurs chances de succès étaient grandes.
L'émission de 100 millions d'euros réalisée par la Caisse des Dépôts via votre plateforme D-FMI et celle de la Banque de France, avec la participation de grandes banques françaises comme BNP Paribas, illustre-t-elle cette volonté de collaboration ?
Je dirais même que les acteurs doivent collaborer entre eux. C'est un moment où l'ensemble du marché doit expérimenter de manière coordonnée pour trouver des solutions, plutôt que d'être isolé et fragmenté.
D'ailleurs, cette expérimentation a été menée sous l'égide de Paris Europlace, association qui réunit plus de 600 acteurs de l'écosystème financier français.
Concernant l'hybridation entre les actifs numériques et la finance traditionnelle, quel horizon voyez-vous ?
Nous venons d'arriver à la fin d'une première période d'expérimentation. Je pense qu'il est possible d'envisager cette hybridation à un horizon de 5 ans.
Mais la transition ne se fera pas du jour au lendemain. L'un des enjeux sera d'organiser la cohabitation, pour un temps, entre les actifs traditionnels et tokenisés.
Comptez-vous un jour prendre en charge des transactions incluant des bitcoins ou d'autres cryptomonnaies comme l'ether ?
De plus en plus de clients institutionnels ont recours aux principales cryptos comme le Bitcoin et l'Ether et demandent des services autour de ces actifs. Si les conditions réglementaires sont réunies, c'est sans doute un domaine à explorer de plus près.
Mais aujourd'hui, ce n'est pas encore à l'ordre du jour. En tant qu'infrastructure de marché régulée, nous ne traitons que des actifs réglementés.
En tant qu'acteur majeur du système financier traditionnel, comment percevez-vous Bitcoin et son statut émergent « d'or numérique » ?
Force est de constater que le bitcoin occupe une place prépondérante dans l'écosystème crypto. Nous voyons de plus en plus d'acteurs de la finance traditionnelle créer des instruments comme des ETF Bitcoin qui circulent dans l'économie traditionnelle. En dehors de ce cadre-là, le bitcoin n'est pas un actif qui entre dans le cadre de notre activité aujourd'hui.
Vous avez récemment investi dans MarketNode, qui est une infrastructure de marché pour les actifs numériques. Quelle est la logique derrière cette décision ?
L'Asie est un marché stratégique pour nous. Dans le cadre de notre développement sur ce continent, MarketNode représente l'un de nos premiers investissements majeurs.
Cette plateforme propose des solutions dans le domaine des fonds et des prêts, et bénéficie d'actionnaires de référence solides. C'est un positionnement qui nous semble particulièrement prometteur pour développer des solutions innovantes dans l'univers des actifs numériques.
Quelle est la taille de votre équipe dédiée à ces projets ?
Sur ces sujets, notre approche est principalement transversale. La taille des équipes est à géométrie variable. Elles incluent à chaque fois différents cœurs de métier comme le business, le juridique, les affaires publiques ou encore le risque.
Lorsque nous sommes en phase de développement, plusieurs dizaines de personnes sont impliquées. En temps normal, l'équipe compte une dizaine de collaborateurs.
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


