Malte, eldorado des entreprises cryptos, entre rapidité et laxisme réglementaire

Malte s’est imposée comme un hub crypto grâce à des agréments rapides, suscitant à la fois l’attrait des entreprises et l’inquiétude des régulateurs européens.
Depuis plusieurs années, Malte s'est imposée comme une destination de choix pour les entreprises de l'industrie crypto cherchant à obtenir rapidement des agréments réglementaires. En décembre dernier, l'archipel a ainsi délivré une trentaine de licences VASP (« Virtual Assets Services Provider ») en un mois, un processus si rapide qu'il a ironiquement été surnommé le « Malta Miracle » dans le milieu. Mais cette facilité d'installation suscite de nombreuses critiques, notamment du côté des autres régulateurs européens, inquiets des contrôles insuffisants sur place.
Plusieurs grands noms de l'industrie, comme Cryptocom et OKX, ont récemment opté pour Malte alors qu’ils avaient précédemment annoncé l’installation de leur siège européen à Paris. Pourquoi ce changement de cap ?
Le facteur principal semble être la rapidité de traitement des dossiers.
Alors que le régulateur français met parfois plusieurs mois pour traiter un pré-dossier, Malte a mis en place un système beaucoup plus fluide. Selon un bon connaisseur du dispositif, « Malte a 60 personnes qui travaillent depuis longtemps sur ces questions, ce qui leur permet d’être très rapides ».
Il ajoute : « Les entreprises savent que c’est maintenant que tout se joue et qu’il faut être sur le marché, beaucoup ne veulent pas patienter des mois sur le bureau d’un régulateur. »
Mais cette rapidité se fait-elle au détriment du sérieux ?
Plusieurs observateurs critiquent le manque de rigueur des examens menés par le MFSA, le régulateur maltais. Selon un expert, « les checks de cybersécurité sont inexistants, les fonds propres ont été validés à la va-vite et la compréhension du business model de entreprises est très discutable ».
En outre, il semblerait que de nombreuses sociétés obtiennent leur licence sans avoir de « substance » sur place, c'est-à-dire sans employés locaux ni infrastructure réelle.
Le passeportage européen, un avantage détourné ?
L'un des principaux atouts de Malte est le système de passeportage européen. Une fois agréée à Malte, une entreprise peut librement proposer ses services financiers dans toute l’Union européenne sans que les autres régulateurs nationaux puissent s'y opposer. Ce système, conçu pour faciliter le marché unique européen, devient un outil de concurrence réglementaire, certains pays appliquant des standards bien plus légers que d'autres.
Face à cette situation, plusieurs régulateurs européens, notamment l'Autorité des marchés financiers (AMF) en France, la FMA en Autriche et la BaFin en Allemagne, s'inquiètent de ces pratiques et de leurs conséquences sur la protection des investisseurs.
L'ESMA, qui est l’autorité de surveillance européenne, peut éventuellement mener des enquêtes et publier des rapports critiques, mais elle ne peut pas imposer directement des sanctions aux régulateurs nationaux qui délivrent des agrément.
Mais si l'attrait de Malte est indéniable pour les entreprises souhaitant un agrément rapide, ce choix comporte également des risques. D'un point de vue réputationnel, évoluer sous une juridiction perçue comme peu rigoureuse peut être un handicap pour attirer des clients institutionnels. Comme l’explique un observateur du secteur, « si tu cibles une clientèle institutionnelle, aller à Malte, ce n’est pas le bon plan ».
Coinbase, Circle ou Kraken, qui ciblent aussi les institutionnels, ont quant à elles choisi l’Irlande, réputée pour son sérieux et habituée à abriter les succursales européennes des géants américains.
Cette réflexion se retrouve également au coeur des réflexions des acteurs financiers plus traditionnels. Selon nos informations, la banque en ligne Revolut serait poussée par ses actionnaires à obtenir une licence bancaire en Europe de l’Ouest. Celle actuellement délivrée par la banque centrale de Lituanie limiterait la valorisation de l’entreprise dans l’optique d’une introduction en Bourse…
L'impuissance de l'ESMA face à la concurrence réglementaire
Malgré les critiques croissantes de plusieurs régulateurs nationaux, l'ESMA se retrouve dans une position délicate. En théorie, elle est censée assurer l'harmonisation des pratiques réglementaires au sein de l'Union européenne, mais en pratique, ses pouvoirs sont limités.
L’ESMA ne peut ni contraindre un régulateur national à modifier sa politique d’octroi d’agréments, ni empêcher une entreprise agréée dans un État membre de passeporter ses services ailleurs.
Cette absence de véritable autorité coercitive permet aux pays comme Malte de maintenir des pratiques plus souples sans risquer de sanctions immédiates. « C’est assez décourageant », constate une source proche du régulateur.
Lorsqu’une régulation trop laxiste est identifiée, la seule arme de l’ESMA reste le « product intervention », une mesure qui consiste à émettre des recommandations ou à publier un rapport dénonçant les pratiques jugées inappropriées. Cependant, ces interventions prennent du temps et n’ont pas d’effet contraignant immédiat.
En conséquence, les régulateurs nationaux récalcitrants peuvent facilement ignorer ces avertissements tant qu’aucune modification législative n’est imposée par la Commission européenne…
Un avocat évoluant dans un grand cabinet parisien met en parallèle cette situation avec ce qui s’est passé après le Brexit, lorsque les banques devaient se réimplanter en Europe continentale. À cette époque, l’ESMA avait publié un « supervisory briefing » pour lutter contre les entités dites « letterbox » (boîtes aux lettres), c’est-à-dire les entreprises obtenant une licence sans réelle présence locale.
Ces recommandations imposaient notamment qu’au moins un directeur réside dans le pays d’agrément et que la majorité du marché soit située dans ce pays.
Un briefing similaire consacré aux entreprises crypto a bien été envoyé par l’ESMA aux différents régulateurs nationaux le 31 janvier 2025 (vous pouvez le consulter ici). « Mais ce ne sont que des recommandations, le droit européen ne nous offre quasiment aucun pouvoir de contrainte », se lamente un fonctionnaire européen.
Vers une réforme du système européen ?
Cette situation révèle une faille structurelle du système européen de régulation financière. Le problème du passeportage n'est pas propre aux cryptos : des secteurs comme les produits dérivés ou le trading en ligne ont déjà été confrontés à des dérives similaires, avec des pays comme Chypre ou le Luxembourg jouant un rôle comparable à celui de Malte aujourd’hui.
Des discussions ont lieu au sein de l'ESMA et de la Commission européenne pour mieux encadrer ces pratiques. Une piste envisagée serait d’accroître la convergence réglementaire entre les pays et de donner à l'ESMA davantage de pouvoirs pour vérifier et harmoniser les procédures d'agrément.
Mais en attendant une réforme structurelle, Malte continue d'attirer les entreprises crypto en quête de facilités réglementaires, au grand dam des régulateurs les plus exigeants du continent.
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


