Mike Reed (Franklin Templeton) : “Notre fonds monétaire tokenisé est comme un compte épargne crypto”

Incontournable à Wall Street, le gestionnaire d’actifs américain Franklin Templeton (1580 milliards $ au total) est très actif dans l’univers des actifs numériques : ETF Bitcoin, ETF Ethereum et désormais fonds monétaires tokenisés… Dans une interview exclusive, Mike Reed, responsable des partenariats sur les actifs numériques, nous livre sa vision du marché et les ambitions du groupe en Europe.
The Big Whale : Franklin Templeton est considéré comme l’un des pionniers sur les actifs numériques aux Etats-Unis. Pourquoi ? Quelle est votre stratégie sur le sujet ?
Mike Reed : Tout a commencé il y a déjà longtemps pour nous. C'était il y a 10 ans lorsque Roger Bayston, qui dirige aujourd'hui notre activité sur les actifs numériques, nous a parlé du… Bitcoin. À l'époque, nous étions tous dans les marchés obligataires.
Il nous a raconté que son fils recevait des paiements en Bitcoin pour aider d'autres joueurs sur Call of Duty. Le Bitcoin valait alors à peine 100 dollars. C'était nouveau pour nous, mais cela a éveillé notre curiosité.
En 2015, le lancement d'Ethereum a marqué un tournant, particulièrement pour nous, spécialistes du fixed income : les concepts de “monnaie programmable” et de « contrats intelligents » ont immédiatement fait sens. C'est ainsi qu'est né notre intérêt pour cet univers.
Et donc, dès le début, vous vous êtes dit qu'il fallait aller sur ces actifs ?
Absolument et notre vision a tout de suite été globale. Même si notre premier produit a été lancé uniquement pour les investisseurs américains, nous avons tout de suite voulu nous étendre. Le Money Market Fund que nous avons lancé il y a plus d’un mois en Europe illustre parfaitement cette stratégie.
Tout le monde connaît Franklin Templeton. Mais comment vous différenciez-vous sur les actifs numériques par rapport à vos concurrents ?
Les produits tendent à se standardiser, mais le terrain de jeu reste immense. Pour vous donner un ordre de grandeur, la capitalisation totale des marchés boursiers dépasse les 100 000 milliards de dollars, tandis que les actifs numériques, eux, représentent à peine plus de 2 500 milliards. C'est à la fois beaucoup et en même temps cela reste modeste, donc le marché va encore grandir et il y a de la place pour beaucoup d'acteurs.
Je dirais que notre principale différence, c'est notre authenticité. Depuis des années, nous sommes immergés dans l'écosystème crypto : présence aux conférences, rencontres avec les projets, les protocoles, les équipes.
Pour nos portefeuilles multi-cryptos, nous réalisons des analyses fondamentales approfondies, nous étudions la tokenomics et développons des modèles de prix et de volatilité.
Nous opérons également nos propres nœuds validateurs. Dès le début, nous avons considéré essentiel d'avoir notre propre copie des registres des blockchains, contribuant ainsi au soutien des réseaux. Aujourd'hui, nous gérons 30 nœuds sur plus de 10 blockchains, incluant Stellar, Polygon, Aptos, Avalanche, Arbitrum, Ethereum, Base, Solana et d'autres.
Donc ce n'est pas juste une question de distribution : vous êtes véritablement connectés à l'écosystème crypto…
Exactement. Notre objectif est de comprendre le secteur de l'intérieur. Les conférences nous exposent à tout le spectre : des projets « funs » aux infrastructures sérieuses, en passant par les processeurs de paiement et les solutions concrètes.
L'enjeu pour nous est d'identifier où est la véritable valeur dans ce secteur.
Et que pensez-vous du marché aujourd'hui ? Bitcoin résiste plutôt bien au contexte agité avec la guerre commerciale, mais les autres cryptos semblent beaucoup plus fragiles. Quelle est votre lecture des choses ?
Bitcoin demeure effectivement un pilier fondamental. Ce qui est fascinant, c'est de voir à quel point le jeu est ouvert sur le reste des tokens et des cryptos.
Franklin Templeton est très présent aux États-Unis. Comment abordez-vous l'Europe ? Proposez-vous des produits différents ?
Notre récent lancement européen reprend les principes de notre produit américain. Il s'agit d'un fonds monétaire tokenisé avec une valeur liquidative stable à 1 dollar.
Plus qu'un simple produit d'investissement, c'est un outil financier. Notre ambition est d'offrir aux investisseurs européens les mêmes opportunités qu'aux américains, avec bien sûr les adaptations réglementaires locales nécessaires.
Et au niveau des volumes ?
Au niveau mondial, notre fonds monétaire tokenisé a dépassé les 700 millions de dollars. En Europe, le lancement étant récent, les chiffres précis ne sont pas encore disponibles, mais nos objectifs sont ambitieux.
Quel est le profil des clients, aux États-Unis et en Europe ? Ce sont principalement des institutions financières ?
Oui, essentiellement. Aux États-Unis, notre clientèle est diversifiée, tant en taille qu'en secteurs d'activité. Nous servons également des acteurs crypto qui, lors des turbulences du marché, ont trouvé refuge dans nos produits. En Europe, nous sommes en train de nous développer.
Et quel est, selon vous, le rôle de Franklin Templeton dans cet écosystème ? Vous êtes un acteur majeur de la finance traditionnelle, mais vous êtes de plus en plus impliqués dans la DeFi et les cryptos.
C'est une question complexe. Notre force réside dans notre marque de confiance et notre expertise en gestion de capitaux. Mais notre approche s'est enrichie : nous accordons une grande importance aux perspectives des jeunes talents, qui apportent un regard neuf sur l'innovation financière et donc sur tout ce qui est lié aux cryptos et à la blockchain. Leurs idées influencent directement nos orientations stratégiques.
Comment un investisseur peut-il différencier les fonds monétaires ? Il y a votre fonds monétaire, celui de BlackRock, d'autres encore… Pourquoi devrait-on placer notre argent dans le vôtre plutôt qu'un autre ? Est-ce que c'est juste une question de relation client ? De rendement ?
Dans le monde traditionnel, cette activité est largement commoditisée, comme les ETF où les frais sont le principal différenciateur. Mais dans l'industrie crypto, la fonctionnalité est encore un élément très différenciant.
Notre actif est nativement construit sur la blockchain, sans intermédiaire ni registre parallèle à maintenir. Contrairement à nos concurrents qui doivent synchroniser des registres off-chain avec la blockchain, notre approche native ouvre des perspectives bien plus vastes.
C'est-à-dire ?
Vu que le fonds est nativement sur la blockchain et qu'il n'y a pas d'intermédiaire, le règlement de l'actif est instantané dès qu'il arrive dans votre portefeuille, sans délai de réconciliation avec un registre externe.
Ce point est crucial pour les investisseurs. De plus, la relation juridique est directe : en achetant notre produit, vous traitez directement avec le fonds, sans intermédiaire — c'est un aspect fondamental.
Vous visez un concurrent en direct ? BlackRock qui travaille avec Securitize ?
C'est vous qui le dites.
Donc selon vous, c'est vraiment dans la manière dont vous avez construit le produit que la technologie blockchain prend tout son sens.
Absolument. C'est la seule façon d'exploiter pleinement le potentiel de cette technologie.
En parlant de potentiel, avez-vous vu le dernier rapport de Ripple et BCG sur la tokenisation ? Ils parlent de 19 000 milliards d'actifs tokenisés d'ici 2033. Cela reste une projection, mais est-ce que vous pensez qu'on atteindra vraiment cette ampleur ?
La tokenisation révolutionne la capture de valeur économique des actifs. Prenons un exemple concret : un abonnement saisonnier à une équipe de sport. Une fois tokenisé, cet abonnement — au-delà des simples billets — donne accès à des expériences exclusives comme des dîners sur le terrain ou des rencontres avec les joueurs. Si ces avantages vous intéressent moins après quelques années, vous pouvez les monétiser.
Un abonnement de 1000 dollars peut être prêté pour 200, réduisant votre coût net à 800. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres : la tokenisation permet de fractionner la valeur des actifs avec précision, créant de nouvelles opportunités et flux économiques.
Est-ce que Franklin Templeton pourrait un jour lancer un stablecoin ? Vous avez déjà un fonds monétaire tokenisé…
Je tiens à être clair : notre fonds monétaire n'est pas un stablecoin. La distinction juridique est essentielle. Un stablecoin fonctionne ainsi : vous apportez des fonds contre un actif à valeur stable, que l'émetteur investit pour son compte. Notre approche est différente : nos investisseurs reçoivent un actif stable tout en participant aux revenus générés.
Donc c'est plutôt une sorte de stablecoin avec rendement ?
En quelque sorte, mais avec une différence majeure : contrairement aux stablecoins traditionnels qui ne requièrent une vérification KYC (Know Your Customer) qu'à l'émission et au rachat, notre actif nécessite une identification continue du client. C'est pourquoi la coexistence des fonds tokenisés et des stablecoins est naturelle — chacun a son utilité propre.
Nous comparons souvent notre fonds monétaire tokenisé à un compte épargne crypto, tandis que le stablecoin s'apparente davantage à un compte courant crypto.
Cela aurait donc du sens d'avoir les deux ?
C'est une bonne question, mais ce n'est pas d'actualité.
Les deux dernières années ont été difficiles pour les projets crypto américains. Aujourd'hui, tout semble s'améliorer, notamment sur le plan réglementaire. Est-ce que les États-Unis ont repris la tête ? Est-ce que l'Europe peut encore rivaliser ?
Je suis impressionné par le dynamisme de l'écosystème français. Il y a de nombreux entrepreneurs et de très bons projets.
Les choses ont bougé aux États-Unis et c'est très bien. Le marché est désormais mondial, avec des développements également significatifs en Asie. L'essentiel est d'identifier l'excellence, quelle que soit sa localisation.
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


