Omar Shakeeb et Oleg Ivanov (SecondLane) : “Toutes les entreprises crypto pré-IPO sont revalorisées à la hausse”

Le marché OTC crypto connaît une mutation profonde. Dans cette interview, les fondateurs de SecondLane Omar Shakeeb et Oleg Ivanov expliquent comment l’IPO de Circle a tout changé, pourquoi les discounts se réduisent, et pourquoi toutes les entreprises pré-IPO sont désormais revalorisées.
The Big Whale : Quel bilan tirez-vous de ce premier semestre 2025 sur le marché OTC ?
Omar Shakeeb : C’est très simple : nous avons assisté à une accélération massive du volume et à une métamorphose des logiques de pricing. En comparant le premier trimestre 2024 et le premier trimestre 2025, on observe une progression de plus de 200 % de l’activité sur le secondaire. C’est du jamais vu.
Cette explosion ne s’est pas faite à n’importe quelles conditions. Alors que la décote moyenne s'est légèrement accentuée à -46 %, comparée à -43 % au premier semestre 2024, sur certains actifs comme Solana ou Sui, elle se situe autour de -20 %, parfois même -15 %. Cela traduit un changement profond dans la composition de la demande. De nouveaux profils d’acheteurs sont arrivés, avec des horizons plus courts et des stratégies plus structurées.
Oleg Ivanov : Ce qui est fascinant, c’est à quel point le marché devient granulaire. Il n’y a plus un seul type d’OTC deal. On a vu apparaître une catégorie entière d’acheteurs court terme, qui n’étaient pas là il y a encore un an. Leur approche repose sur le hedging systématique : ils achètent des tokens à décote, proches de leur date de déverrouillage, et utilisent les produits dérivés pour fixer un rendement prévisible. C’est la naissance d’une forme de “produit fixe” crypto.
Ces nouveaux profils ont-ils bouleversé l’équilibre du marché ?
Omar Shakeeb : Complètement. Avant, les marchés secondaires étaient dominés par des investisseurs long terme, des VCs ou des family offices qui achetaient avec un horizon de 3 à 5 ans. Aujourd’hui, environ la moitié du marché est constituée d’acheteurs court terme. Ils visent des rendements sur 3 à 6 mois, parfois moins.
Cette dynamique a un effet direct sur les niveaux de prix. Les acheteurs court terme acceptent des discounts bien plus faibles, car ils compensent par le hedge. C’est ainsi que Solana, qui se traitait à -40 % en 2024, tourne aujourd’hui entre -15 % et -20 %, même pour des tokens encore soumis à un vesting jusqu’en 2028.
Et cette stratégie n’est possible que parce que l’infrastructure s’est développée : DYDX, Aevo, Hyperliquid, les options sur Deribit… Le marché des produits dérivés a atteint une masse critique qui permet d’accompagner ce type d’exécution.
Oleg Ivanov : Mais il faut tempérer : pour l’instant, la profondeur de ces opérations reste limitée. Sur des actifs comme Solana, même en jouant les futures avec volume, on ne peut pas hedger plus de 20 millions de dollars sur une position sans impacter le prix. C’est donc une stratégie viable pour des tickets intermédiaires, mais pas encore pour des trésoreries très larges.
>> Rapport - L’état du marché crypto au 2ème trimestre 2025
Quel est l’impact de cette dynamique sur la valorisation des actifs ?
Omar Shakeeb : Elle comprime mécaniquement les discounts. Pour un actif comme Solana, à fort volume et avec un marché dérivé liquide, les acheteurs n’ont plus besoin d’une décote de -40 % pour prendre le risque d’un lock-up. -15 % suffit. Et même à ce niveau, le rendement annualisé reste attractif si le hedge est bien structuré.
Mais attention : la profondeur de ces stratégies reste limitée. Même sur des actifs liquides comme Solana, il est difficile d’hedger au-delà de 20 millions de dollars en open interest sur les produits dérivés sans impacter le prix. Cela limite les tailles, mais l’appétit est là.
Quels sont les projets qui attirent aujourd’hui le plus les investisseurs ?
Omar Shakeeb : Ce qui attire aujourd’hui, ce sont clairement les projets qui cochent trois cases : un potentiel d’appréciation élevé, un début de traction démontrée et une architecture technique ou réglementaire crédible. Concrètement, cela recouvre quatre grandes catégories : les protocoles d’infrastructure (L1 et L2), les projets liés au restaking, les plateformes RWA et certains acteurs DeFi matures.
Prenons Sui, par exemple. En l’espace de deux ans, ils ont atteint une capitalisation de près de 30 milliards de dollars, ce qui redéfinit totalement les barèmes de valorisation sur les marchés privés. Quand un nouveau projet se présente en seed avec une techno comparable à Sui, une équipe solide et une valorisation d’amorçage à 10 millions, l’arbitrage devient évident : même une fraction du chemin parcouru par Sui offrirait un multiple très attractif. Les investisseurs se positionnent de plus en plus avec cette grille de lecture : est-ce que ce projet peut valoir 5, 10 ou 30 milliards à terme ? Et si oui, à quel prix puis-je entrer aujourd’hui ?
Oleg Ivanov : Il y a aussi une forme de “rinse and repeat” assumé de la part des fonds. Beaucoup réinvestissent les plus-values générées sur un LayerZero ou un EigenLayer dans de nouveaux paris similaires. C’est un recyclage dynamique du capital. Les gros fonds comme a16z savent qu’ils ne feront pas un 100x sur un ticket de 100 millions, mais ils peuvent viser un 3x réaliste sur un acteur d’infrastructure déjà crédible. C’est plus prudent, mais aussi plus institutionnel.
En résumé, les projets qui attirent sont ceux qui conjuguent une logique d’upside avec une compréhension claire du go-to-market. Et de plus en plus, cette logique passe par la génération de revenu. On ne parie plus seulement sur une adoption hypothétique, mais sur des flux mesurables dès les premiers mois.
L’ampleur de la réussite de l’IPO de Circle a surpris le marché. Quel impact sur les deals OTC aujourd’hui ?
Omar Shakeeb : L’IPO de Circle a agi comme un véritable catalyseur. Avant son introduction, nous traitions des actions Circle autour de 20 à 30 dollars sur le marché secondaire. Depuis son entrée en Bourse, le titre a explosé, atteignant 180 à 190 dollars, avec un pic à 240 dollars. C’est un game changer.
Ce que cette opération a modifié, c’est la perception de l’equity crypto pré-IPO. Jusque-là, les investisseurs étaient frileux. Désormais, beaucoup voient dans ces actions pré-IPO une opportunité d’accès anticipé à des valorisations réalistes et à une liquidité future. C’est une référence, un benchmark. Les banques d’affaires elles-mêmes utilisent désormais Circle comme comparatif pour leurs roadshows.
Oleg Ivanov : On le voit déjà sur Kraken. Le prix de référence – le Right of First Refusal (ROFR) – est fixé à 24 dollars. En-dessous, rien ne se passe. Il y a deux semaines, des acheteurs étaient prêts à payer entre 24 et 30 dollars. Mais les vendeurs ont tous remonté leur prix à 40 dollars. Pourquoi ? Parce qu’ils anticipent une IPO réussie, comme Circle. Et cette mécanique s’applique maintenant à toute la sphère : Galaxy, Gemini, Anchorage... Toutes les boîtes pré-IPO crypto sont revalorisées à la hausse.
Cela vous pousse-t-il à rééquilibrer votre activité entre tokens et equity ?
Omar Shakeeb : Clairement. Historiquement, notre activité était composée à 90-95 % de tokens. Aujourd’hui, on tourne autour de 60 % tokens et 35-40 % equity. C’est une tendance lourde. Les investisseurs comprennent mieux les business models equity, surtout quand ils sont adossés à des générateurs de cash flow.
Justement, quels types de projets attirent aujourd’hui le plus de capitaux ?
Oleg Ivanov : Les projets qui génèrent du revenu, sans aucune ambiguïté. Les investisseurs sont fatigués des business models basés sur la promesse de croissance ou l’acquisition d’utilisateurs. Ils veulent des flux de trésorerie, des indicateurs tangibles. C’est ce qui explique la montée en puissance de projets comme Hyperliquid, Euler, Morpho, mais aussi des plateformes RWA comme Maple ou Ondo. Tous ces projets apportent une monétisation directe.
Même chez les VCs, les questions ont changé : on ne vous demande plus uniquement combien de wallets actifs vous avez, mais comment vous allez générer du chiffre d'affaires, et avec quelle marge.
Omar Shakeeb : Et cette même logique se répercute chez les investisseurs secondaires. Beaucoup de nos clients, même ceux qui gèrent des fonds venture, cherchent aujourd’hui à diversifier leur portefeuille vers des stratégies liquides, immédiatement rentables. C’est pourquoi les opportunités à court terme, comme les deals à discount hedgés, ou les tokenisations de revenus réels (hashrate, data centers, prêts B2B ou B2C) sont en plein boom.
Cela vous amène-t-il à créer de nouveaux produits ?
Oleg Ivanov : Oui, notre objectif est d’industrialiser ces stratégies. Jusqu’à présent, beaucoup de deals secondaires étaient faits de manière artisanale, en one-to-one. Nous voulons proposer une fragmentation des tickets, via la tokenisation ou des structures SPV plus accessibles. L’idée est de rendre les tickets secondaires accessibles dès 10 000 dollars, contre 1 million aujourd’hui.
Pour cela, il faut une infrastructure réglementaire solide. C'est pourquoi nous sommes en train d'étendre nos licences actuelles pour inclure des autorisations conformes à MiCA dans toute l'UE. Notre objectif est de pouvoir proposer des produits conformes, à la frontière entre CeFi et DeFi.
Omar Shakeeb : C’est ce que nous faisons déjà avec notre partenariat avec Legion. Nous avons vu que la demande est là, des deux côtés : les investisseurs traditionnels veulent accéder aux actifs crypto émergents, et les crypto natives veulent se diversifier vers des actifs structurés. Le pont entre les deux mondes passe par la compliance. Et là-dessus, la régulation joue un rôle de levier, pas de frein.
En tant qu’observateurs privilégiés, quelle est votre vision du marché pour les mois à venir ?
Omar Shakeeb : On voit trois tendances majeures. La première, c’est la compression continue des discounts sur les actifs de qualité. Sur les top protocols, on est passé de -50 % à -20 %, et on va sans doute se stabiliser autour de -15 % sur les meilleures signatures.
La deuxième, c’est la montée en puissance des equity rounds pré-IPO, notamment sur les sociétés d’infrastructure ou les exchanges réglementés. C’est un terrain de jeu idéal pour les family offices et les stratégies long-only institutionnelles.
Enfin, la troisième, c’est l’ouverture de plus en plus claire du marché secondaire au retail. À condition de structurer les bons produits, conformes et accessibles. C’est ce vers quoi nous allons.
Oleg Ivanov : Et on pourrait ajouter une quatrième : la convergence equity/token. Le jour où vous pourrez transférer vos actions de façon native sur la blockchain, sans passer par Carta ou un broker, tout changera. Ce moment arrive. Et il changera la manière dont on envisage la liquidité dans le non-coté.
Les Crypto Treasury Companies ont-elles eu un impact sur les deals OTC ?
Omar Shakeeb : Oui, leur impact est majeur et encore sous-estimé. Ces entreprises cotées ou en voie de l’être, qui intègrent des actifs numériques dans leur bilan, redessinent le marché secondaire à leur manière. Elles ne se contentent pas d’acheter des tokens : elles les intègrent dans des structures bilancielles, créent des produits synthétiques ou des instruments adossés, et les utilisent comme levier de valorisation. C’est une mécanique très différente de celle des VCs classiques.
Prenez l’exemple de Solana : une entreprise peut acheter du SOL en OTC, le transférer dans une entité contrôlée, l’inclure à son NAV (Net Asset Value), puis tokeniser une partie de cette valeur pour financer sa croissance ou renforcer sa valorisation en equity. Résultat : les vendeurs n’ont même pas besoin de céder la pleine propriété de leurs tokens. Ils peuvent les “apporter” à une structure et en recevoir des actions en retour. C’est une hybridation entre tokenisation, dette convertible et equity de trésorerie.
Oleg Ivanov : Et il ne faut pas négliger l’effet réputationnel. Quand un fonds VC détient discrètement 100 millions de dollars de SOL, cela inquiète. Quand une entreprise cotée le fait, sous la supervision de la SEC et avec un audit trimestriel, c’est perçu comme légitime, crédible et transparent. Ce changement de perception a un effet profond : les acheteurs institutionnels privilégient les contreparties auditées et réglementées.
Enfin, ces sociétés ont souvent une stratégie longue : elles accumulent sur plusieurs trimestres, participent aux deals OTC les plus compétitifs, et verrouillent l’offre. Ce comportement a contribué à la raréfaction des tokens de qualité sur le marché secondaire. À moyen terme, cela pousse les vendeurs à augmenter leurs prix ou à structurer différemment leurs sorties.
Votre pronostic pour les 12 mois à venir ?
Omar Shakeeb : Nous pensons que le narratif “post-IPO” va dominer les 12 prochains mois. Après Circle, d’autres vont suivre. Et cela va créer une nouvelle géographie du secondaire, où l’equity et les tokens se croisent, se complétent, parfois se confondent. Le secondaire est en train de devenir un marché global, structurant, avec ses propres logiques de valorisation. Et ce n’est que le début.
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Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


