En silence, le projet World (ex-Worldcoin) continue de tisser sa toile

Worldcoin a déployé à grande échelle son système d’identification biométrique, soutenu par une stratégie d’incitation massive. Mais derrière ses chiffres impressionnants, le projet peine encore à démontrer la viabilité de son modèle économique et à convaincre au-delà des pays en développement.
Lancé par Sam Altman, Worldcoin visait à repenser l’identité numérique en misant sur la biométrie, un wallet intégré et un token natif. Deux ans après son lancement, le projet s’est largement déployé à l’échelle mondiale, tout en attirant critiques et soutiens. Les données on-chain, les levées de fonds successives et les débats autour du respect de la vie privée montrent un écosystème en constante évolution.
Mais que disent vraiment les usages ? Le modèle économique tient-il la route ? Et surtout : Worldcoin peut-il imposer son système d’identification universelle dans un contexte de montée en puissance de l’IA ?
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Une nouvelle levée de 135 millions de dollars
Le réseau World revendique aujourd’hui plus de 26 millions d’utilisateurs dans plus de 160 pays, dont 12,5 millions ont obtenu un World ID via vérification biométrique grâce aux fameux Orbs.
Après avoir levé 240 millions de dollars depuis ses débuts, le projet a renforcé ses moyens en avril 2025 avec une vente de tokens WLD pour un montant de 135 millions de dollars au prix du marché. Cette opération a été menée par World Assets, Ltd., entité affiliée à la World Foundation, afin de soutenir le rythme de croissance des vérifications Orb, qui tourne autour de 480 000 nouveaux utilisateurs par mois sur la période allant de juillet 2023 à avril 2025.
Parmi les acquéreurs figurent Andreessen Horowitz et Bain Capital Crypto, deux investisseurs présents depuis les premiers tours.
Parmi les autres soutiens historiques du projet figurent Selini Capital, Mirana Ventures et Arctic Digital. L’objectif affiché reste inchangé : fournir une couche d’identité capable de distinguer humains et intelligences artificielles, dans un monde de plus en plus automatisé. À long terme, le World Network entend fonctionner de manière autonome, notamment grâce à l’introduction de frais de protocole.
Comprendre l’architecture du projet
Imaginé en 2021 par Sam Altman (également à la tête d’OpenAI), Alex Blania et Max Novendstern, Worldcoin repose sur une idée simple : fournir une identité numérique à chaque individu, et distribuer une cryptomonnaie en échange de cette preuve d’existence. Ce dispositif s’appuie sur trois piliers complémentaires : World ID, l’Orb, et World App.
World ID : une preuve d’unicité humaine
Le cœur du protocole est le World ID. Il s’agit d’une preuve de personnalité unique basée sur le concept de “Proof of Personhood”. Concrètement, chaque utilisateur se fait scanner l’iris afin d’attester qu’il est bien un être humain, et qu’il ne possède qu’une seule identité au sein du système. Le scan produit un hash cryptographique non réversible, sans conserver d’image biométrique identifiable.
Ce mécanisme est conçu pour répondre à un problème structurel d’internet et du Web3 : la prolifération de bots, de faux comptes, ou d’usurpations. L’approche de Worldcoin repose sur un principe strict : une personne = une identité = une voix. À l’avenir, le World ID pourrait être intégré à d’autres plateformes comme une brique d’infrastructure d’identification. Dans ce scénario, le service serait gratuit pour les utilisateurs, mais monétisé auprès des entreprises clientes, à l’image des API de vérification utilisées dans les services web actuels.
Des flux de revenus sont également envisagés pour les opérateurs du réseau et pour le protocole World Chain, une fois que celui-ci aura atteint un niveau de décentralisation suffisant. Ce modèle s’inspire de mécanismes déjà en place dans d’autres segments, comme les solutions Captcha ou les prestataires KYC.
L’Orb : le dispositif de scan biométrique
La validation d’un World ID repose sur l’Orb, un appareil en forme de sphère métallique, équipé de capteurs optiques capables de capturer une image détaillée de l’iris. Ce scan permet de générer un identifiant unique, comparé aux enregistrements existants pour éviter toute duplication.
Worldcoin vise un déploiement massif de ces dispositifs, en particulier dans les pays peu bancarisés. L’enjeu : donner un accès à l’identité numérique à des populations exclues des systèmes traditionnels. Aujourd’hui, les Orbs sont fournis gratuitement à des opérateurs certifiés, ce qui représente un coût logistique non négligeable pour le projet. Mais cette infrastructure pourrait à terme être monétisée sous forme de vente ou de licence, notamment auprès d’acteurs institutionnels souhaitant intégrer une couche biométrique dans leurs propres outils : authentification, programmes sociaux, ou vote numérique.
World App : le wallet et l’interface utilisateur
World App constitue l’interface principale du protocole. Elle permet de gérer son World ID, de stocker et transférer des cryptomonnaies — notamment le WLD — et d’accéder à une série de services Web3. Conçue pour fonctionner sur des smartphones peu puissants, l’application vise avant tout les utilisateurs des marchés émergents.
À plus long terme, World App pourrait devenir une plateforme d’applications Web3, intégrant des services tiers. Le protocole prélèverait alors une commission sur les revenus générés, à la manière des stores d’Apple ou de Google. Cette piste reste à l’état expérimental mais dessine les contours d’un écosystème monétisable autour de l’identité.
Un modèle économique encore inexistant
Le modèle économique de Worldcoin reste en phase exploratoire. L’objectif principal est aujourd’hui de maximiser le nombre d’utilisateurs, ce qui suppose un investissement continu dans l’infrastructure et dans les incitations. Chaque scan Orb donne ainsi droit à une récompense en WLD, ce qui soutient l’adoption, mais alimente aussi une inflation contrôlée du token.
Cette stratégie se déploie massivement dans les pays où l’environnement économique rend l’offre attractive. Selon les données de l’application, plus de 76 % des téléchargements proviennent de pays comme la Colombie, l’Indonésie, l’Argentine, le Pérou ou le Chili. Dans ces régions, où les devises locales sont souvent dévaluées et les salaires faibles, l’équivalent de 50 € en cryptomonnaies représente une incitation significative.
Le protocole y a concentré son déploiement. Sur 1 551 Orbs déployés dans le monde, 1 075 se trouvent en Amérique du Sud et en Asie, contre 138 en Europe. Les chiffres de distribution suivent cette logique : près de 60 % des tokens WLD distribués (soit environ 347 millions sur 581 millions) l’ont été en Amérique du Sud. Cette concentration géographique répond aussi à une réalité réglementaire : dans de nombreuses juridictions émergentes, la distribution gratuite de cryptomonnaies rencontre moins d’obstacles juridiques qu’en Europe.
À l’inverse, en Europe, la collecte de données biométriques suscite des réserves. En France, la CNIL a exprimé des doutes sur la conformité de Worldcoin au RGPD, ce qui limite les possibilités de déploiement à grande échelle sur le continent.
Un marché porteur en toile de fond
Le positionnement de Worldcoin s’inscrit dans une dynamique de marché en croissance. Selon plusieurs études, le marché mondial de la vérification d’identité numérique était estimé à 33-34 milliards de dollars en 2023, avec des projections allant jusqu’à 141 milliards d’ici 2031. Cette tendance structurelle renforce la pertinence du projet dans un contexte d’automatisation accrue des services, porté par l’essor de l’intelligence artificielle.

L’enjeu pour Worldcoin sera d’évoluer vers un modèle soutenable économiquement, en tirant parti de l’effet réseau, sans dépendre indéfiniment des récompenses incitatives.
Un regain d’activité on-chain porté par l’application
Depuis le lancement du réseau Worldcoin, la dynamique d’adoption a connu plusieurs phases. Après une première phase de croissance rapide, le nombre de nouveaux utilisateurs a diminué, avant de se stabiliser au printemps 2025. Depuis avril, une légère reprise est observable, même si la base d’utilisateurs reste globalement constante. En revanche, l’activité on-chain connaît un tout autre rythme : le volume de transactions quotidiennes a fortement progressé, triplant depuis ses plus bas niveaux atteints en avril.

Ce contraste entre un nombre stable d’utilisateurs et une activité en forte hausse intrigue. En comparant les volumes de transactions journalières à ceux des autres principales solutions de Layer 2, Worldcoin se place désormais juste derrière Arbitrum, dépassant Optimism et Unichain sur certaines journées. Ce positionnement reflète une intensité d’usage élevée du réseau, malgré une croissance démographique relativement modérée.

Comment expliquer cette dynamique ? L’hypothèse d’une hausse des échanges décentralisés ne suffit pas. Depuis le 1er avril, les DEX opérant sur Worldcoin ont généré un volume cumulé d’environ 186 millions de dollars. C’est nettement en dessous des performances d’Unichain, qui a pu enregistrer près de 490 millions de dollars de volume sur une seule journée, alors même que le nombre de transactions observé sur Worldcoin est souvent supérieur.
La source la plus probable de cette hausse réside ailleurs : dans l’usage croissant des Mini Apps disponibles via World App. Depuis début 2025, plus de 235 mini-apps ont été lancées, générant une activité significative. Elles comptabilisent plus d’un million d’utilisateurs uniques par jour et ont permis le transfert de plus de 11 millions de tokens WLD. Cette montée en puissance s’explique notamment par des optimisations techniques : chargement plus rapide, personnalisation de l’interface, et possibilité d’épingler des applications sur l’écran d’accueil. Ces améliorations favorisent des interactions fréquentes, même sans afflux massif de nouveaux utilisateurs.
La place de World App dans les classements de téléchargement reflète cette dynamique. L’application figure actuellement dans le top 50 de la catégorie finance, avec plus d’un million de téléchargements au cours des 30 derniers jours. C’est davantage que des références bien établies comme Metamask, Coinbase Wallet ou Phantom.
Autre élément marquant : l’arrivée officielle de World App sur le marché américain depuis fin avril. Ce lancement semble coïncider avec l’accélération des transactions on-chain, ajoutant un facteur géographique à la croissance de l’usage.
Par ailleurs, près de 60 % des transactions sur World Chain sont issues de l’account abstraction. Cela signifie que la majorité des utilisateurs ne manipulent pas directement de portefeuilles crypto. Les interactions sont déclenchées par une simple action dans l’application mobile, le traitement de la transaction étant pris en charge en arrière-plan. Cette approche réduit considérablement les frictions, en particulier pour des utilisateurs peu familiers avec les standards techniques du Web3. Les retours d’usage vont d’ailleurs dans ce sens : l’application semble pensée avant tout pour un public issu du Web2.

Un Layer 2 déjà rentable
Au-delà de l’usage, la performance économique de World Chain commence également à susciter l’attention. Comme de nombreux Layer 2, le protocole utilise un séquenceur centralisé pour l’agrégation des transactions, ce qui lui permet de capter les frais de réseau. Sur les six derniers mois, World Chain a généré un bénéfice net on-chain estimé à environ 150 000 dollars.

En comparaison, Arbitrum enregistre un revenu hebdomadaire compris entre 130 000 et 140 000 dollars, avec un volume de transactions bien supérieur. D’autres Layer 2 restent encore loin de ce niveau : Scroll, zkSync ou encore Zora affichent des bilans déficitaires, ou des bénéfices hebdomadaires inférieurs à 1 000 dollars.
Une TVL gonflée par le WLD
Du côté des indicateurs de liquidité, Worldcoin affiche une TVL d’environ 560 millions de dollars, ce qui le place au cinquième rang parmi les principales solutions Layer 2. Un chiffre qui mérite d’être nuancé : près de 90 % de cette valeur est constituée du token natif, le WLD. Cette concentration rend la métrique difficile à interpréter, car elle reflète moins l’activité économique réelle du réseau que la capitalisation temporaire d’un seul actif.
La comparaison avec d’autres L2 met ce biais en évidence. Arbitrum, par exemple, n’intègre qu’environ 11 % de $ARB dans sa TVL, tandis que Base, qui ne possède pas encore de token natif, présente une valeur bien plus diversifiée.
Tant que la TVL de Worldcoin ne reposera pas davantage sur des actifs tiers utilisés au sein d’applications concrètes, elle restera peu indicative de l’adoption réelle du protocole.

Peut-on pour autant comparer Worldchain aux autres Layer 2 généralistes ? Partiellement.
Si la comparaison permet de situer certains indicateurs on-chain, elle a ses limites. Worldchain ne cherche pas à se positionner comme un réseau DeFi ou un hub d’échanges comme Arbitrum ou Optimism. L’objectif est différent : fournir une infrastructure identitaire universelle et développer un écosystème d’applications autour de World App.
Cette distinction se reflète dans le volume d’activité sur les DEX du réseau, largement marginal. La majorité des transactions provient des interactions avec les mini-apps intégrées, et non d’activités financières traditionnelles.
C’est donc un réseau fonctionnellement spécialisé, et non une infrastructure neutre ouverte à l’ensemble des applications Web3.
Zoom sur le token WLD : inflation sous surveillance
Le WLD est plafonné à 10 milliards d’unités jusqu’en 2038. Passé cette date, une inflation annuelle de 1,5 % pourra être décidée par la gouvernance. Aujourd’hui, environ 1,7 milliard de tokens sont en circulation, soit 15,7 % de l’offre maximale. Parmi eux, 24,7 % sont alloués aux fondateurs et aux investisseurs, un niveau à surveiller dans la perspective d’une potentielle dilution.
Les 75 % restants sont théoriquement destinés à la communauté, répartis entre 60 % pour les utilisateurs, via un système d’incitations s’étalant sur 15 ans, et 15 % pour la Fondation Worldcoin, chargée de financer les développements et la croissance de l’écosystème.

Le mécanisme de distribution est visible dès l’installation de l’application : en validant son World ID, l’utilisateur peut recevoir l’équivalent d’environ 50 euros en WLD. Si le montant de la récompense baisse progressivement, le rythme d’émission reste élevé. Ce schéma participe à l’augmentation régulière de l’offre circulante.
Avec seulement 15,7 % des tokens en circulation, la majorité reste encore à débloquer. Et les chiffres récents confirment l’accélération : entre le 6 juin et le 6 juillet 2025, 159 millions de WLD doivent être émis, soit environ 173 millions de dollars aux cours actuels. Cela correspond à une hausse de plus de 10 % de l’offre en un mois.

Cette cadence implique une nécessité continue de demande pour absorber les nouvelles unités. Or, même si la capitalisation de marché augmente mécaniquement, le prix du WLD reste stable, voire légèrement baissier. Cela indique une pression vendeuse difficile à contenir et une absorption par le marché qui montre ses limites.

Ce constat rappelle un principe important : dans des modèles fortement dilutifs, la dynamique du token devient aussi déterminante que l’adoption du protocole. Une inflation mal maîtrisée peut fragiliser les perspectives de long terme, indépendamment du succès des cas d’usage.
L’avis de The Big Whale
Worldcoin poursuit son développement à un rythme soutenu. Les statistiques on-chain progressent, les mini-apps se multiplient, et l’infrastructure se déploie progressivement, y compris sur de nouveaux marchés comme les États-Unis. Cette croissance repose cependant encore en grande partie sur des incitations fortes, qui maintiennent une pression inflationniste sur le token.
La majorité des tokens a été distribuée dans des pays en développement, où la valeur de l’incitation financière est particulièrement élevée. Ce ciblage permet une adoption rapide, mais pourrait limiter la profondeur d’engagement des utilisateurs sur le long terme.
L’architecture du projet repose sur une idée structurante : associer identité biométrique, wallet intégré et token natif dans une seule application. Pour que cette vision tienne dans la durée, deux conditions devront être réunies : la génération de cas d’usage stables autour de World ID, et une gestion rigoureuse de la tokenomics pour éviter un affaiblissement du WLD.
L’équipe dirigeante, expérimentée, a posé les bases d’un écosystème cohérent. Mais comme souvent dans l’univers crypto, la viabilité se mesurera à la capacité du protocole à maintenir un équilibre entre croissance, adoption réelle et soutenabilité économique.
>> Rapport The Big Whale - IA et Web3, la grande convergence
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.


