Tron : Une infrastructure stablecoin sous tension

Tron : Une infrastructure stablecoin sous tension

Tron est devenu la première infrastructure mondiale pour les transferts en USDT. Mais derrière cette réussite se cache une économie fragile, dépendante d’un seul stablecoin et sous surveillance croissante des régulateurs.

Alors que la valeur totale de l’USDT sur Tron a dépassé celle sur Ethereum, et que Justin Sun s’est récemment retrouvé à déjeuner avec le président des États-Unis (en raison de ses avoirs en memecoins TRUMP), le moment est opportun pour faire un point sur cet écosystème discret mais très actif.

Tron, souvent éclipsée par d’autres blockchains de couche 1, enregistre depuis plusieurs semaines une forte activité on-chain et des développements notables.

Présentation du projet Tron

Tron (TRX) est une blockchain publique lancée en 2017 par l’entrepreneur chinois Justin Sun. Sa vocation première est de servir d’infrastructure pour le Web3, avec l’ambition initiale de transformer l’industrie du divertissement numérique en permettant aux créateurs de publier, partager et monétiser leurs contenus sans intermédiaire.

Tron s’appuie sur sa cryptomonnaie native, le TRX, utilisée pour les transactions, la gouvernance du réseau et l’incitation des validateurs. La blockchain repose sur quelques principes distinctifs :

  • Consensus DPoS (Delegated Proof-of-Stake) : Les détenteurs de TRX élisent 27 Super Représentants (comme Binance Staking, Kiln ou P2P.org) chargés de produire les blocs. Les validateurs sont renouvelés toutes les six heures, favorisant une rotation régulière.
  • Performance : Tron est conçue pour atteindre théoriquement 2 000 transactions par seconde. En pratique, elle traite entre 100 et 120 TPS, soit jusqu’à 10 millions de transactions quotidiennes, avec des frais de transaction inférieurs à 0,01 dollar.
  • Architecture et compatibilité : La blockchain repose sur une architecture à trois couches (stockage, cœur, application) et une machine virtuelle compatible avec Solidity.

Financement

Le projet a levé 70 millions de dollars lors de son ICO en 2017, mobilisant à la fois des investisseurs particuliers et institutionnels. Une part importante des jetons a été attribuée à la TRON Foundation et à Peiwo Huanle Co, l’entreprise fondée par Justin Sun.

Ces fonds ont permis à Tron de se développer rapidement, notamment en Asie. Le projet s’est ensuite doté d’un fonds écosystémique d’un milliard de dollars, géré par la DAO, pour soutenir son expansion. Des programmes comme la TRON Builders League ont vu le jour, avec des investissements ciblés dans le jeu vidéo, les NFT et l’IA.

Le token TRX

Le TRX (Tronix) joue un rôle central dans le fonctionnement de Tron : il sert à payer les frais de transaction, interagir avec les contrats intelligents, récompenser les créateurs de contenu et participer à la gouvernance.

En mai 2025, environ 86 milliards de TRX sont en circulation, soit la quasi-totalité du plafond fixé à 100 milliards. Le token s’échange autour de 0,27 dollar pour une capitalisation de 20 milliards. L’inflation est aujourd’hui limitée.

La distribution initiale s’est faite ainsi :

  • Vente publique (ICO) : 40 %
  • Vente privée et partenaires stratégiques : 15,75 %
  • TRON Foundation : 34 %
  • Peiwo Huanle Co : 10 %

Le staking permet aux détenteurs de TRX de participer à la gouvernance et de percevoir des récompenses. Il est soumis à une période de délégation de trois jours, sans risque de slashing.

Modèle économique et santé financière

Au premier trimestre 2025, TRON a généré environ 760 millions de dollars de revenus, principalement issus des transferts de stablecoins. L’essentiel provient de l’USDT, qui représente chaque jour entre 19 et 20 milliards de dollars de transactions sur la blockchain. Cette activité soutenue a permis à TRON d’atteindre 3,04 milliards de dollars de revenus sur un an, en hausse de 134 % par rapport à l’année précédente.

TRON s’est imposée comme l’infrastructure principale de règlement pour les stablecoins, mais cette position repose sur un équilibre fragile. Le retrait de l’USDC par Circle en 2024 a entraîné une perte de 335 millions de dollars d’actifs stables sur le réseau, soulignant la dépendance à Tether et aux choix d’acteurs clés du secteur.

Contrairement à Ethereum, dont les revenus sont plus diversifiés (DeFi, NFT, services variés), TRON repose quasi exclusivement sur les frais de transaction et les frais liés à l’utilisation de l’énergie et de la bande passante. Ces frais sont en grande majorité générés par les transferts de stablecoins, en particulier ceux en USDT, qui constituent l’ossature économique du protocole.

Le modèle de TRON est conçu pour absorber un grand nombre de transactions. Les opérations simples bénéficient d’une allocation quotidienne gratuite de bande passante, tandis que les transferts plus complexes, notamment les TRC-20 comme l’USDT, requièrent de l’énergie. Cette énergie peut être obtenue en bloquant des TRX ou en payant une commission si l’utilisateur ne dispose pas des ressources nécessaires.

Cette structure tarifaire permet à TRON de traiter chaque jour plus de 2,4 millions de transferts d’USDT et jusqu’à 9 millions de transactions au total. Mais cette efficacité repose sur des marges faibles et une dépendance forte au volume. Elle expose aussi le réseau aux décisions réglementaires sur les stablecoins.

Pour soutenir la valeur de son jeton, TRON s’appuie sur des mécanismes déflationnistes. L’offre de TRX est passée de 100 milliards à environ 94,8 milliards via des burn réguliers, y compris ceux opérés on-chain par le programme SunPump. Le revenu annuel du réseau (3,04 milliards de dollars entre juin 2024 et juin 2025) constitue l’un des socles de valorisation du TRX. Le staking offre entre 3,5 % et 4,4 % de rendement annuel, avec des récompenses distribuées tous les deux jours. Sur certaines plateformes, une période de 14 jours est imposée pour débloquer les fonds.

Quant à la trésorerie de la fondation, elle reste difficile à localiser, aucun portefeuille officiel n’étant référencé dans la documentation. Grâce aux recherches de certains analystes, elle semble se concentrer autour de deux adresses principales : TSF2rqLdrrZG7PZkDxtvu6B2PTpofidMAX et TZ1SsapyhKNWaVLca6P2qgVzkHTdk6nkXa.

Au-delà d’une concentration évidente de TRX sur ces adresses, il reste difficile de tirer des conclusions précises. Les métriques traditionnelles comme le ratio cours/valeur comptable sont peu pertinentes, faute d’une cartographie complète des portefeuilles liés à l’écosystème TRON.

En revanche, certains flux laissent entrevoir des dynamiques claires. Le réseau a enregistré plus d’un milliard de dollars d’USDT entrants au début du mois de juin. Il continue de traiter chaque jour entre 6 et 9 millions de transactions. Rien qu’en mai 2025, il a permis plus de 694 milliards de dollars de transferts en USDT, générant environ 342,5 millions de dollars de frais.

>> État du marché crypto : les premiers gagnants de 2025

Équipe et communauté

Justin Sun est le fondateur de Tron. Il s’est fait connaître comme dirigeant de Peiwo, une application de social audio en Chine, puis comme représentant de Ripple en Asie. Il a fondé la TRON Foundation à Singapour, qui a piloté l’ICO, le lancement du mainnet et l’acquisition stratégique de BitTorrent en 2018.

L’équipe initiale réunissait des ingénieurs de Peiwo et BitTorrent, avec une expertise sur les plateformes sociales et les systèmes distribués. Ce noyau a permis à Tron de se positionner rapidement, notamment en Asie.

Depuis 2021, Tron a opéré une transition vers un modèle DAO. Des figures comme Dave Uhryniak, Feroz Lakhani et Jason Dukes jouent un rôle actif dans l’animation de l’écosystème. La communauté des “Tronics” reste particulièrement mobilisée autour de la gouvernance et des projets éducatifs.

Gouvernance

Le modèle de gouvernance repose sur le DPoS. Les utilisateurs qui “gelent” leurs TRX obtiennent du pouvoir de vote (Tron Power) et élisent 27 Super Représentants (SRs). Ces derniers valident les blocs et peuvent proposer des évolutions protocolaires. Les candidats classés de la 28e à la 127e place agissent comme validateurs de secours et partagent les récompenses.

Tout compte peut candidater au statut de SR. Les décisions sont prises collectivement, les SRs gérant les paramètres du protocole et votant les propositions d’évolution. Le TRON DAO finance les initiatives communautaires, les subventions pour développeurs et les hackathons. En 2025, plus de 1,2 million de TRX ont été distribués à des DAOs.

Néanmoins, certaines critiques persistent sur la concentration du pouvoir : les principaux SRs sont souvent des plateformes majeures et les détenteurs historiques conservent une forte influence. Justin Sun reste également actif via la TRON DAO Reserve, qui joue un rôle stratégique dans l’orientation de l’écosystème.

Les fragilités stratégiques de TRON

L’essor de TRON sur la scène mondiale s’accompagne d’enjeux majeurs. Si le réseau tire profit d’une forte adoption, notamment autour des stablecoins, il reste exposé à des risques structurels et à une pression réglementaire croissante.

Une dépendance critique à Tether

TRON capte aujourd’hui près de la moitié (49,55 %) de l’offre en circulation d’USDT (75,8 milliards de dollars), contre 40,79 % pour Ethereum. Cette position dominante, acquise grâce à des frais faibles et un débit élevé, s’appuie sur une large base d’utilisateurs en Afrique et en Asie, qui l’utilisent comme alternative aux systèmes bancaires classiques.

Mais cette réussite repose presque exclusivement sur USDT : 99,25 % de la valeur en stablecoins sur TRON provient de Tether. Depuis le retrait de l’USDC en 2024, la diversité monétaire du réseau est quasi inexistante. Un changement stratégique de Tether ou une sanction réglementaire pourrait profondément affecter l’économie du protocole.

>> Paolo Ardoino (Tether): "Après l’USDT, nous voulons disrupter de nombreux secteurs”

Un rôle géopolitique de plus en plus scruté

La montée en puissance de TRON dans les transferts en dollars numériques lui confère un rôle géopolitique non négligeable. Le réseau est devenu un outil de contournement des infrastructures bancaires traditionnelles, avec 20 milliards de dollars de transferts USDT par jour.

Cette dynamique attire l’attention des régulateurs. Le Trésor américain prévoit un marché des stablecoins à 2 000 milliards d’ici 2028 et multiplie les initiatives pour renforcer la surveillance.

Le lancement de transferts USDT sans frais en février 2025 a amplifié l’usage de TRON, mais accentue aussi les risques en matière de lutte contre le blanchiment.

Des volumes gonflés artificiellement

Les indicateurs d’activité de TRON sont largement influencés par les bots. Une étude d’AnChain publiée en 2019 estimait que 31 % des comptes et 19 % des transactions sur les principales applications de jeux d’argent du réseau étaient générés de manière automatisée, représentant 270 millions de dollars de volume simulé. Des frais de création de compte très faibles (~0,001 $) permettent encore aujourd’hui à des groupes de bots de produire de l’activité artificielle.

Bien que TRON affiche 8,4 millions de transactions quotidiennes en mai 2025, une large part du volume USDT semble provenir d’opérations de trésorerie institutionnelles, plus que d’usages réellement distribués. Les études récentes indiquent par ailleurs que cette dynamique n’est pas propre à TRON : les bots dominent désormais le volume stablecoin sur Ethereum, Solana ou Base. Le manque de données actualisées sur TRON entretient cependant l’incertitude sur l’ampleur réelle du phénomène.

Les implications sont réelles : la SEC a accusé Justin Sun, en 2023, d’avoir réalisé plus de 600 000 opérations de type wash trading sur 249 jours. Depuis, la surveillance s’est renforcée. L’unité conjointe TRON–Tether–TRM Labs aurait gelé pour 160 millions de dollars de fonds jugés illicites depuis 2024. À l’inverse, des acteurs comme BlackRock et Fidelity continuent de privilégier Ethereum, tant pour les ETF que pour les produits DeFi. Le projet d’ETF TRON, déposé en mai 2025, reste en cours d’examen, sans signe d’intégration par les grands investisseurs.

Le rôle central de Justin Sun

La gouvernance de TRON reste fortement personnalisée autour de Justin Sun. En mars 2023, la SEC a engagé une action civile contre lui, l’accusant notamment de manipulation de marché par wash trading et de vente de titres non enregistrés (TRX et BTT). Le dossier mentionne également le recours à des personnalités comme Lindsay Lohan ou Jake Paul pour des promotions sans mention explicite.

En février 2025, un accord de suspension a été trouvé entre Sun et la SEC en vue d’un possible règlement. Certains y voient un lien avec l’investissement de 75 millions de dollars de Sun dans World Liberty Financial, sans preuve directe à ce jour. Reste que cette affaire a contribué à renforcer la perception de TRX comme un actif assimilable à un titre financier, ce qui pourrait compliquer l’accès de TRON au marché américain.

Une gouvernance toujours très concentrée

TRON affiche une structure de DAO, mais les décisions clés sont aux mains de 27 “Super Representatives”, dont des plateformes majeures comme Binance. Le poids des votes reste concentré, et des entités proches de Sun conservent une influence significative. La répartition exacte de l’offre en TRX n’est pas publique, mais de nombreux observateurs estiment qu’une part importante reste sous contrôle des premiers initiés. Cette centralisation soulève des doutes sur la gouvernance effective du réseau.

>> Rapport stablecoins 2024 : un écosystème toujours plus riche

Roadmap

Depuis 2017, Tron a traversé six grandes phases de développement :

  • Exodus (2017–2019) : mise en place du DPoS, compatibilité EVM.
  • Odyssey (2019–2020) : partenariat stratégique avec Tether, explosion des volumes.
  • Great Voyage (2021) : lancement des ICOs natifs, essor des dApps (jeux, NFT).
  • Apollo (2023) : intégration des actifs réels via Tron Asset Tokenization.
  • Star Trek (2025) : lancement de BitTorrent Chain (BTTC) et d’un zkEVM, avec des limites techniques persistantes.
  • Eternity (2027) : réforme du staking (“Stake 2.0”) pour réduire l’influence des baleines, mais sans transformation majeure du pouvoir en place.

L’analyse de The Big Whale : un Product-Market Fit solide, mais sous pression

Avec Bitcoin, Tron est l’un des rares Layer 1 à avoir trouvé un réel Product-Market Fit, en se positionnant comme infrastructure mondiale de paiements en stablecoins. L’usage de l’USDT sur Tron couvre à la fois des besoins institutionnels (règlement, trésorerie) et des usages de détail (transferts, épargne en dollars).

Mais cette réussite repose sur une base fragile : une dépendance forte à Tether, une surveillance accrue des régulateurs, et des volumes en partie dopés par les bots. Le développement de nouvelles blockchains spécialisées dans les stablecoins (comme Plasma) ou l’arrivée de solutions émanant de grandes fintechs (comme Paypal avec son PYUSD) pourrait rapidement redistribuer les cartes.

Tron a jusqu’ici su capter un usage réel dans des zones peu bancarisées, mais sa domination n’est pas acquise. Pour maintenir son avance, le réseau devra conjuguer adaptation réglementaire, diversification de ses revenus, et renforcement de la confiance institutionnelle.

Tant que l’USDT reste central dans les paiements crypto, Justin Sun continuera de jouer un rôle clé dans les infrastructures de transfert en dollars numériques. Mais le paysage évolue vite — et le soleil ne brille jamais indéfiniment sur la même blockchain.

>> Rapport The Big Whale - Comment les spécialistes des paiements intègrent les actifs numériques

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