Aptos et Sui : l’histoire secrète de la "mafia Libra"

Si le projet de monnaie numérique de Facebook a finalement été abandonné en 2022, notamment à cause de la pression des Etats, son héritage est considérable. Plusieurs anciens de Libra ont depuis lancé Sui et Aptos qui sont aujourd’hui parmi les blockchains les plus en vue dans l’écosystème crypto.
Quelle trace le projet Libra laissera-t-il dans l’histoire de la finance ?
S’il est encore impossible de le savoir précisément, il est en tout cas évident qu’on en parlera encore pendant des années.
D’abord parce qu’il constitue - au-delà de son échec - la première tentative de création d’une sorte de monnaie numérique privée. On l’a assez vite oublié, mais lors de son lancement en 2019, Libra avait réuni 27 entreprises parmi lesquelles des géants comme Uber et PayPal.
Puis, parce que comme dans beaucoup de projets, Libra n’a pas été seulement une fin (le projet a été abandonné en 2022), mais surtout le début de quelque chose d’autre. Certains des membres de l’équipe se sont lancés pour créer Aptos, et d’autres Sui.
Aujourd’hui, les deux blockchains, qui revendiquent un héritage commun, font partie des projets les plus prometteurs.
Quelles sont leurs différences ? Leurs avantages ? Y a-t-il de la place pour les deux ?
C’est pour répondre à ces questions que nous avons remonté le fil de l’histoire de Libra et de ce qui a donné naissance aux deux projets.
De l'effondrement de Libra à la naissance de deux licornes
« Beaucoup d'entre nous ont décidé de ne pas abandonner la mission », se souvient Dante Disparte, ancien directeur général de la Libra Association et désormais directeur de la stratégie de Circle, l’émetteur des stablecoins USDC et EURC.
Pour lui, la fin de Libra a été autant un échec qu'un tremplin. « Libra a échoué en partie à cause des contraintes externes, mais sa technologie et sa vision étaient solides. Ses architectes ont choisi de continuer cette mission sous d'autres formes », poursuit-il.
« Certains, comme moi, ont choisi de poursuivre une partie de la mission originale de Libra, par exemple avec Circle, en développant des stablecoins régulés et fiables. D'autres ont décidé de s'attaquer à des défis technologiques pour créer des blockchains performantes et sécurisées », explique-t-il. C'est ainsi qu'Aptos et Sui sont nés.
Les deux projets reposent sur la technologie initialement développée pour Libra, principalement le language de programmation Move, développé par des figures majeures, comme son ancienne CTO Dahlia Malkhi, aujourd'hui conseillère de l'oracle blockchain Chainlink et du projet d'interopérabilité Espresso.
Ce langage continue d'être une référence dans l'industrie, comme nos échanges avec de nombreux experts l'ont confirmé ces derniers mois.
Mais pourquoi deux projets séparés, issus de la même base technologique ?
« C'est une très bonne question », répond Dante Disparte. « Cela reflète les dynamiques entrepreneuriales. Chaque projet a son propre écosystème et sa propre énergie. La réussite dans ce secteur dépend souvent de l'équipe dirigeante et de l'écosystème qu'elle construit. »
Le pilier technologique : le language Move
Conçue dès le départ pour des transactions rapides et sûres, la blockchain Libra avait des caractéristiques uniques. Cette approche visait à faciliter l'adoption par les entreprises. « La blockchain Libra était de la haute couture », décrit Dante Disparte. « Elle était conçue pour un but : des transactions de haute vitesse et de basse latence. Plusieurs années après, Aptos et Sui continuent de démontrer ces capacités. »
Une affirmation que Mo Shaikh, figure principale d’Aptos, confirme dans une interview vidéo à The Big Whale : « Le language Move est conçu pour gérer à la fois des contrats intelligents simples et très complexes, offrant une flexibilité pour une large gamme de cas d’utilisation – des entrepreneurs individuels aux grandes entreprises. »
Il poursuit : « L’une des caractéristiques les plus remarquables de Move est le Move Prover, qui permet une vérification formelle (méthode mathématique pour prouver qu’un code respecte spécifiquement les propriétés et règles définies, ndlr). C’est essentiel pour garantir la sécurité et la fiabilité des contrats intelligents, Move a suscité un tel intérêt que d’autres blockchains ont annoncé des initiatives pour l’implémenter. » La start-up Movement Labs travaille actuellement sur son intégration dans des projets Ethereum et Solana.
De son côté, Sui revendique la paternité de Move, avançant que le projet compte dans son équipe le vrai architecte. « Move a été initialement développé par Sam Blackshear, le CTO de Mysten Labs », assure Adeniyi Abiodun, cofondateur de la start-up à l’origine de Sui, dans une interview vidéo à The Big Whale.
Actuellement, Aptos et Sui sont les blockchains présentées comme les plus véloces du marché : Aptos affiche plus de 160 000 transactions par seconde théoriques, quand Sui assure pouvoir en gérer 300 000 au maximum de ses capacités. Si cette bataille de chiffres ne veut pas dire grand chose, elle témoigne néanmoins de l'engagement des équipes à développer les protocoles les plus efficaces.
>> Lire notre analyse fondamentale de Sui
Des centaines de millions levés grâce à l’étiquette Libra
Mais alors que les deux blockchains partagent une base technologique, leurs trajectoires diffèrent.
Aptos, porté par une équipe charismatique, a levé d'importants fonds auprès de grands investisseurs (400 millions de dollars au total). Selon Dante Disparte, « Aptos a attiré l'attention des grandes entreprises, comme Franklin Templeton, qui a choisi ce protocole pour lancer de nouveaux projets, comme son fonds monétaire tokenisé FOBXX ».
Sui (qui a levé 385 millions de dollars entre 2021 et 2023), de son côté, s'est concentré sur la construction d'un écosystème solide et sécurisé. Circle, l'émetteur du stablecoin USDC, a choisi de s'intégrer à Sui avant d'ajouter Aptos. Pourquoi ce choix ?
« Notre sélection de blockchains est totalement neutre », précise Dante Disparte. « Nous regardons la performance, la sécurité et le dynamisme de l'écosystème. Cela n'a rien à voir avec le choix d'un projet gagnant. »
Le nom « Libra » sur le CV des deux projets a sans aucun doute pesé lourd dans la décision d'investir des fonds de capital-risque. « Les anciens de Libra avaient des connexions solides dans le monde de la finance et de la technologie, et leur crédibilité a rassuré les investisseurs », confirme Dante Disparte.
« Contrairement à d'autres projets blockchain plus artisanaux, Libra avait rassemblé des profils très qualifiés et des experts reconnus. Cela leur a donné un avantage certain dans un écosystème blockchain où la confiance et les relations sont essentielles pour obtenir un financement », souffle une source proche d'un des investisseurs.
La « mafia Libra »
Aujourd'hui le réseau des anciens de Libra ne se résume pas à Aptos et Sui. Il joue un rôle clé dans la réussite d’autres projets issus de cet écosystème.
David Marcus, qui était à la tête de la Calibra (la filiale de Meta dédiée au projet et à son wallet), a lancé Lightspark, une entreprise spécialisée dans l'infrastructure Bitcoin. En moins de 3 ans, Lightspark est devenu un important ambassadeur de la première crypto du marché.
« Nous avons aussi appris la plus grande leçon de toutes [à travers l’échec de Libra], qui est que si vous essayez de construire un réseau monétaire ouvert pour le monde - déplaçant éventuellement des milliers de milliards de dollars par jour, conçu pour être là dans 100 ans - vous devez le construire sur le réseau et l'actif le plus neutre, décentralisé et inattaquable, qui est, sans conteste, Bitcoin », a-t-il déclaré dans un tweet le 30 novembre.
Bertrand Perez, un autre pilier du projet, travaille aujourd'hui sur des initiatives Web3. Et Dante Disparte lui-même continue de promouvoir la vision d'une monnaie numérique fiable et régulée avec Circle.
« Libra était une réussite technologique et financière », déclare Dante Disparte. « Les astronautes qui étaient dans la fusée ont choisi d'explorer d'autres horizons. C'est incroyablement inspirant de voir que personne n'a abandonné », insiste-t-il.
Concurrents ou alliés ?
S'il est trop tôt pour décréter quel sera le vainqueur, on peut incontestablement observer qu'Aptos a bénéficié d'un lancement plus médiatisé, avec un soutien massif de fonds institutionnels comme Franklin Templeton.
Cela leur a permis de développer rapidement leur écosystème (près de 200 projets) et de gagner en visibilité. Leur force principale réside dans leur capacité à attirer des développeurs et des entreprises grâce à une stratégie claire et un leadership charismatique. Mo Shaikh, par exemple, joue un rôle central dans la mobilisation de cet écosystème, en s'appuyant sur une vision forte et des capacités organisationnelles importantes.
« Bien que les deux plateformes utilisent Move, notre implémentation et nos améliorations sont un cran au-dessus », déclare Mo Shaikh. « Nous avons recueilli de nombreux retours de la communauté, ce qui nous a permis de faire évoluer Move plus rapidement que tout autre langage de smart contract. »
Sui, de son côté, met davantage l'accent sur la performance technique et la sécurité. Ils ont été les premiers à implémenter certaines innovations issues de Libra, ce qui leur donne un avantage sur le plan de l'efficacité. « Les principales innovations autour de Move continuent de se produire chez nous », assure Adeniyi Abiodun de Mysten Labs.
Toutefois, cet écosystème est encore en développement, et ils doivent relever le défi d'attirer davantage de partenaires et de projets (moins de 100 actuellement). La progression plus importante du cours de son token, SUI, sera un argument important (500 % sur un an, contre 82 % pour APT, avec une capitalisation déjà deux fois supérieure pour Sui).
« En fin de compte, la compétition entre Sui et Aptos reflète une dynamique similaire à celle des grandes batailles technologiques comme Blu-ray contre HD-DVD (support de vidéo numérique créé par Toshiba en 2003 et abandonné en mars 2008, ndlr) », explique Dante Disparte. « Ce sont l'écosystème et la communauté qui détermineront le vainqueur, plutôt que la seule supériorité technologique », poursuit-il.
« À terme, les grandes entreprises et les utilisateurs ne feront plus la différence entre les blockchains », juge ce grand témoin. « Ce qui comptera, c'est l'écosystème, le leadership et la capacité à attirer les développeurs. »
Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.

