Christian Rau (Mastercard) : “L’activité crypto a déjà un poids significatif chez Mastercard”

Le responsable crypto européen de Mastercard, Christian Rau, détaille dans un entretien exclusif sa vision du secteur, les ambitions du géant du paiement et sa relation avec l’écosystème Web3.
The Big Whale : Quelle est la stratégie globale de Mastercard dans les crypto-actifs ?
Christian Rau : Notre stratégie n’a pas changé depuis 50 ans : permettre aux gens de payer, et aux entreprises d’être payées, de manière sûre, simple et conforme. Ce principe reste vrai, quel que soit le moyen de paiement utilisé. Notre rôle est d’apporter de la sécurité et de la fluidité, que vous achetiez une paire de chaussures avec votre carte bancaire ou que vous utilisiez des actifs numériques comme le stablecoin USDC. Et à mesure que le monde se numérise, nous devons accompagner ces évolutions, pour continuer à répondre aux attentes des utilisateurs, des commerçants et des institutions financières.
Ce que nous faisons aujourd’hui dans la crypto s’inscrit dans cette logique. Nous ne considérons pas les cryptos comme une rupture totale, mais comme une technologie de paiement potentielle parmi d’autres. Notre mission, c’est d’élargir le champ des possibles, à condition que les conditions minimales de sécurité, de conformité, de protection des consommateurs et d’expérience utilisateur soient réunies. Il ne s’agit pas de réinventer le système, mais de l’enrichir. Si des actifs numériques peuvent améliorer les paiements, alors nous avons tout intérêt à les intégrer dans notre réseau.
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Quels sont les services concrets que vous proposez aujourd’hui dans la crypto ?
Nous intervenons à plusieurs niveaux. Le premier, c’est l’accès. Un grand nombre d’utilisateurs veulent convertir leurs euros ou leurs dollars en actifs numériques sur des plateformes d’échange. C’est ce qu’on appelle l’on-ramp. Nous leur permettons d’utiliser leur carte Mastercard pour acheter des cryptos, exactement comme s’ils achetaient un abonnement à Spotify. Ce n’est pas anecdotique : rendre cette étape fluide est essentiel pour l’adoption. Dans de nombreux pays, notamment en Europe avec MiCA, cela devient possible de manière régulée. À l’autre bout de la chaîne, nous permettons aussi l’off-ramp : une fois que l’utilisateur a vendu ses actifs numériques, il peut recevoir les fonds directement sur sa carte. Tant que cela reste une transaction entre lui et lui-même, c’est totalement autorisé.
Mais notre activité ne s’arrête pas là. Nous avons aussi développé des solutions de paiement avec des cartes adossées à des comptes crypto. Un utilisateur peut ainsi dépenser ses actifs numériques dans un magasin comme Carrefour, grâce à une carte émise par un partenaire, comme Bitget ou MetaMask. Le principe est simple : au moment du paiement, la plateforme vend une petite quantité de cryptos pour générer la somme exacte en fiat, qui est ensuite transmise via le réseau Mastercard. C’est totalement transparent pour le commerçant, qui reçoit des euros, et pour le consommateur, qui garde ses cryptos jusqu’au dernier moment. Ce modèle permet d’utiliser la crypto comme un moyen de paiement universel, sans forcer les marchands à accepter directement le bitcoin ou l’ether.
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“Les cartes liées à des portefeuilles non custodials sont beaucoup plus complexes”
Quelle différence faites-vous entre les cartes adossées à des exchanges centralisés, comme celles de Kraken ou Coinbase, et celles connectées à des wallets self-custody comme MetaMask ?
Les cartes liées aux exchanges centralisés, comme celles proposées par Kraken ou Coinbase, fonctionnent comme des cartes bancaires classiques. L’utilisateur détient son argent sur la plateforme, qui agit comme une banque. Il a déjà passé des procédures KYC, et c’est l’exchange qui gère la conversion et la transaction. Ce modèle est éprouvé, relativement simple à déployer et conforme à la régulation en place. C’est pour cela qu’il a été le premier à émerger.
Les cartes liées à des portefeuilles non custodials sont beaucoup plus complexes. Avec MetaMask, par exemple, nous avons dû créer une architecture où l’utilisateur délègue à l’avance une autorisation sur ses fonds. Lorsqu’il paie, un smart contract vérifie qu’il a suffisamment d’USDC disponibles et exécute un transfert en temps réel. Le processeur de paiement (par exemple Monavate) se charge de synchroniser cette autorisation avec le réseau Mastercard. Il faut être extrêmement rigoureux pour garantir que les fonds sont toujours là avant d’approuver la transaction, tout en respectant la philosophie de la self-custody. C’est un défi technologique, mais aussi réglementaire, car on touche à des sujets de conformité, d’AML/KYC, et d’UX.
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Pouvez-vous expliquer plus en détail le fonctionnement de ces dernières ?
Lorsqu’un utilisateur détient ses fonds sur un wallet non custodial, comme MetaMask, cela signifie qu’il est seul maître de ses clés privées, et qu’aucune entité centralisée ne détient les actifs à sa place. Dans ce contexte, il n’y a pas de “compte” au sens bancaire du terme auquel la carte peut se rattacher. Pour que le paiement fonctionne, il faut mettre en place un système de délégation d’autorisation. Concrètement, l’utilisateur doit, en amont, autoriser un contrat intelligent à accéder à ses fonds, dans une certaine limite, et à initier une transaction en son nom. Lorsqu’il paie avec sa carte (par exemple dans un supermarché), une requête d’autorisation est envoyée à l’émetteur (souvent une fintech comme Monavate), qui la convertit en une transaction on-chain. Si les conditions sont réunies (solde suffisant, autorisation valide, limite non atteinte), le smart contract déclenche la conversion et valide le paiement.
Tout cela se fait en temps réel, en quelques secondes, et de façon invisible pour le commerçant comme pour le réseau Mastercard. Mais la complexité est considérable en arrière-plan. Il faut synchroniser la validation du réseau traditionnel avec celle du smart contract, tout en garantissant que les fonds n’ont pas été déplacés entre-temps. Il faut aussi intégrer des mécanismes KYC/AML pour respecter la conformité réglementaire, ce qui est plus difficile dans un environnement self-custody. Et bien sûr, il faut offrir une expérience utilisateur aussi fluide que celle d’une carte bancaire classique, sans passer par 15 étapes de configuration. C’est pourquoi ces produits sont encore jeunes, souvent en version bêta, mais ils ouvrent la voie à un futur où les wallets non custodials ne seront plus limités à la DeFi ou au trading, mais deviendront de véritables instruments de paiement global. Chez Mastercard, nous travaillons activement avec ces partenaires pour poser les standards de cette nouvelle génération de cartes.
En plus des cartes, vous proposez d’autres services dans la blockchain, comme Crypto Credential ou MTN. De quoi s’agit-il ?
Crypto Credential est notre initiative pour rendre les transferts d’actifs numériques plus sûrs et plus pratiques. Aujourd’hui, si je veux vous envoyer de la crypto, je dois copier une longue adresse illisible. Avec Crypto Credential, nous voulons permettre d’envoyer des fonds en utilisant un alias, un peu comme un IBAN simplifié. En plus de cela, le système vérifie que le portefeuille du destinataire peut bien recevoir l’actif que j’envoie, pour éviter les erreurs. C’est un service qui améliore l’expérience utilisateur tout en intégrant des mécanismes de conformité, notamment ceux liés à la Travel Rule.
MTN, pour Multi-Token Network, est notre projet de réseau d’interopérabilité. L’idée est de permettre aux banques, aux émetteurs de stablecoins, aux institutions publiques et aux fintechs de se connecter entre eux via une infrastructure commune fondée sur la blockchain. Ce réseau pourrait permettre à terme l’échange de dépôts bancaires tokenisés, de stablecoins réglementés, voire de monnaies numériques de banques centrales. Nous l’avons testé dans plusieurs pays et cas d’usage, y compris pour des paiements programmables, avec des stablecoins sur des blockchains publiques comme Ethereum. Ce n’est pas encore en production, mais c’est une brique importante de notre stratégie long terme.
Le développement des cartes de paiement pour EtherFi ou MetaMask fait dire à de nombreux experts que Mastercard est en avance sur Visa. Comment expliquez-vous cela ?
Je ne me prononcerai pas sur les autres acteurs. Ce que je peux dire, c’est que nous avons pris très tôt la décision d’être un vrai partenaire pour l’écosystème Web3. Cela ne veut pas seulement dire fournir de la technologie. Il faut aussi comprendre la culture des acteurs crypto, leur agilité, leurs attentes, et les aider à naviguer dans un monde où les services financiers sont fortement régulés. Un wallet qui se lance à Singapour un lundi, à Dubai le mardi et à Paris le mercredi a besoin d’un accompagnement pour intégrer toutes les contraintes juridiques, techniques, commerciales.
Nous avons mobilisé des ressources dans toutes les divisions de l’entreprise : produit, conformité, business development, communication. Nous avons constitué des équipes dédiées, capables de dialoguer avec des développeurs Ethereum aussi bien qu’avec une direction juridique bancaire. Cette capacité à faire le pont entre deux mondes est essentielle. Elle nous permet de co-créer avec des acteurs comme MetaMask, mais aussi de convaincre les régulateurs et les banques que ces innovations peuvent être intégrées dans un cadre sûr et éprouvé.
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“Les stablecoins ne remplacent pas l’ensemble des services que nous apportons”
Les stablecoins ont dépassé Mastercard en volume de transaction en 2024. Est-ce une menace ?
Je pense qu’il faut bien distinguer les types de volumes. Une grande partie des transactions en stablecoins sont aujourd’hui des transferts entre plateformes ou entre institutions — pour de l’arbitrage, de la gestion de liquidité, ou du lending. Ce sont des usages très valides, mais qui ne correspondent pas forcément à des paiements entre un consommateur et un commerçant, comme ceux que nous traitons. Cela dit, la tendance est là, et c’est une bonne chose. Cela montre que les stablecoins gagnent en légitimité.
Chez Mastercard, nous voyons les stablecoins comme une technologie de règlement. Ils peuvent nous aider à accélérer les paiements, à réduire le risque de change, et à améliorer les paiements transfrontaliers. En revanche, ils ne remplacent pas l’ensemble des services que nous apportons. Si vous achetez un vélo sur un site au Portugal avec votre carte et que vous ne le recevez pas, vous avez un recours. Avec un transfert en stablecoin, vous n’en avez aucun. C’est là que notre valeur ajoutée reste très forte.
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Pensez-vous que les paiements en stablecoins pourront un jour offrir le même niveau de protection que les paiements classiques ?
C’est une question cruciale. Aujourd’hui, un paiement en stablecoin, surtout s’il a lieu sur une blockchain publique, est généralement irréversible. Si vous vous trompez d’adresse ou si le vendeur ne vous livre pas, vous n’avez aucun recours. Cela ne veut pas dire que le stablecoin est un mauvais outil, mais qu’il lui manque tout un environnement juridique et technique que les réseaux traditionnels comme Mastercard ont mis des décennies à construire. Le paiement, ce n’est pas juste un transfert de valeur, c’est un ensemble de garanties, de services de support, de procédures de contestation. Ces fonctions ne sont pas visibles au quotidien, mais elles sont indispensables à la confiance.
Cela dit, nous travaillons sur des modèles hybrides. Rien n’empêche d’imaginer que la transaction initiale soit réalisée en stablecoin, mais qu’une nouvelle transaction soit déclenchée a posteriori par le réseau Mastercard en cas de fraude ou de litige. Ce ne serait pas une “annulation” de transaction on-chain, ce qui est difficile, mais plutôt une contre-transaction orchestrée via les intermédiaires habituels : l’émetteur de la carte, l’acquéreur, le commerçant. C’est ce type d’infrastructure que nous essayons de bâtir avec nos partenaires, afin d’apporter au Web3 ce qui a fait le succès des systèmes de paiement classiques.
Les blockchains comme Solana promettent 70 000 voire 1 million de transactions par seconde (TPS). Vous sentez-vous menacés par ces performances techniques ?
Ces avancées techniques sont réelles et très impressionnantes. Les blockchains progressent rapidement, en particulier sur les sujets de scalabilité. Mais il faut replacer les chiffres dans leur contexte. Notre réseau Mastercard traite aujourd’hui environ 5 000 transactions par seconde, et nous avons encore de la marge. Ce chiffre ne reflète pas une limite technique, mais plutôt une moyenne opérationnelle. Nous avons construit une infrastructure capable d’absorber des volumes massifs de manière résiliente, avec des niveaux de disponibilité et de sécurité très élevés. L’enjeu n’est donc pas seulement la vitesse, mais l’ensemble de l’environnement autour.
Ce qui différencie fondamentalement un réseau comme le nôtre d’une blockchain publique, c’est tout ce qui entoure la transaction : le contrôle antifraude, la conformité AML/KYC, les mécanismes de résolution des litiges, la gestion des identités, et surtout l’acceptation mondiale. Faire un million de transactions à la seconde, c’est très bien, mais encore faut-il qu’un réseau d’acceptation existe pour permettre à un consommateur d’interagir avec un commerçant, dans n’importe quelle devise, avec un support client. C’est là que Mastercard reste très bien positionné. Et bien sûr, nous restons à l’écoute des progrès techniques des blockchains, car certaines briques technologiques pourraient à terme s’intégrer à notre propre infrastructure.
“Les innovations disruptives peuvent faire émerger de nouveaux champions, sans pour autant faire disparaître les anciens”
Des solutions comme Lightning Network ou Solana Pay, parfois très peu chères et rapides, peuvent-elles menacer votre modèle, notamment sur les paiements transfrontaliers ?
Il serait irresponsable de les sous-estimer. Certaines de ces solutions sont très efficaces, notamment dans des contextes comme l’Afrique ou l’Amérique latine où les réseaux traditionnels sont moins présents ou moins compétitifs. Mais il faut distinguer deux choses : la technologie d’un côté, et l’écosystème global de paiement de l’autre. Ce n’est pas parce qu’une transaction est rapide et bon marché qu’elle remplit toutes les exigences en matière de conformité, de traçabilité, de sécurité, de support client, ou de conversion de devises. Et même dans le cas de Lightning, il faut gérer des canaux de paiement, de la liquidité, des risques de désynchronisation…
Par ailleurs, l’histoire montre que des innovations disruptives peuvent faire émerger de nouveaux champions, sans pour autant faire disparaître les anciens. Mastercard a elle-même émergé au moment de la transition de l’argent liquide vers les cartes. Nous ne sous-estimons pas les concurrents, mais nous ne considérons pas leur succès potentiel comme une “menace”. C’est un aiguillon qui nous pousse à rester innovants, à coopérer avec les meilleurs acteurs du Web3 et à adapter notre infrastructure aux nouveaux usages. Nous avons déjà des partenariats avec des acteurs comme MoonPay, MetaMask, Bitget ou Chainlink, et nous sommes toujours à la recherche de modèles mixtes qui combinent la puissance des blockchains et la solidité de notre réseau.
Voyez-vous un impact financier réel de ces projets crypto sur les revenus de Mastercard ?
Aujourd’hui, nous ne communiquons pas de chiffres précis sur cette activité dans nos résultats trimestriels. Mais oui, c’est une activité qui est en croissance et qui a déjà un poids significatif, même s’il reste modeste comparé à nos volumes traditionnels. Là où l’impact est peut-être le plus visible, c’est dans les nouveaux relais de croissance que cela ouvre. Les cartes crypto, les stablecoins, les paiements transfrontaliers décentralisés : tout cela correspond à des flux nouveaux, que nous n’aurions pas pu capter autrement. Et plus l’écosystème crypto se développe, plus nous avons intérêt à en faire partie.
Mais au-delà de l’impact immédiat, c’est une question de positionnement stratégique. Si vous m’aviez demandé il y a dix ans si les véhicules électriques allaient rapporter de l’argent à Mercedes, la réponse aurait été non, pas tout de suite. Pourtant, aujourd’hui, c’est une partie essentielle de leur business. C’est la même chose pour nous avec la crypto. On ne s’y intéresse pas uniquement pour la rentabilité immédiate, mais parce qu’on pense que ces technologies feront partie intégrante de l’avenir des paiements. Et si nous les comprenons, si nous aidons à les structurer, nous serons prêts lorsque le marché atteindra une masse critique.
Stripe envisagerait de lancer sa propre blockchain. Est-ce aussi une option pour Mastercard ?
À titre personnel, je ne suis pas au courant d’un projet interne de ce type chez Mastercard. Cela ne veut pas dire que l’idée est absurde. Mais notre approche est un peu différente. Nous sommes historiquement une entreprise d’infrastructure qui valorise l’interopérabilité. Nous pensons qu’il y a déjà un grand nombre de blockchains publiques ou privées sur lesquelles nous pouvons construire des services utiles, sans nécessairement en créer une nouvelle. Ce qui nous importe, c’est que la technologie choisie réponde à nos exigences de conformité, de sécurité, de résilience et d’expérience utilisateur.
Cela dit, nous ne nous interdisons rien. Si un jour il s’avère pertinent de développer une blockchain, parce qu’aucune solution existante ne remplit les besoins de notre réseau ou de nos partenaires, alors nous l’envisagerons. Mais nous préférons pour l’instant avancer avec nos partenaires, qu’ils soient fintech, protocoles ou émetteurs, pour construire des solutions sur mesure. L’innovation ne passe pas nécessairement par le fait d’être propriétaire de toute la chaîne, mais par la capacité à fédérer, à connecter et à orchestrer les meilleures briques disponibles. C’est ce que nous faisons depuis 50 ans, et ce que nous continuerons à faire avec la crypto.
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Avant d’investir dans un produit, l’investisseur doit comprendre entièrement les risques et consulter ses propres conseillers juridiques, fiscaux, financiers et comptables.
