Paul Brody (EY) : "Toutes les banques vont lancer leur propre stablecoin"

Paul Brody (EY) : "Toutes les banques vont lancer leur propre stablecoin"

À la tête du pôle blockchain d'EY depuis 2016, Paul Brody accompagne des centaines d'entreprises dans leur transformation numérique. Pour lui, la convergence entre la finance traditionnelle et la finance décentralisée est évidente et passera notamment par les stablecoins et la tokenisation.

The Big Whale : Pour commencer simplement, quelle est, selon vous, la plus grande tendance pour 2025 ? S'agit-il davantage de l'adoption institutionnelle ou de la tokenisation ?

Paul Brody : La plus grande tendance de 2025 sera véritablement l'effacement des différences et des écarts entre la banque traditionnelle et l'écosystème blockchain.

Ce phénomène s'opère à la fois au niveau des consommateurs et des entreprises. C'est une tendance qui se construit depuis un moment, mais nous approchons d'un point critique où cela va réellement impacter les clients.

Prenons deux exemples concrets. Côté consommateur, l'intégration des portefeuilles crypto et des systèmes de paiement traditionnels est en train d'atteindre un niveau où l'utilisateur ne fera plus la différence entre une application bancaire classique et une application crypto.

Nous n'y sommes pas encore totalement, mais nous nous en approchons. Par exemple, il ne m'a fallu que 15 minutes pour relier mon portefeuille MetaMask à une carte MasterCard utilisable sur Apple Pay. Certes, l'interface utilisateur pourrait être encore améliorée, mais le processus d'inscription était relativement simple.

D'un autre côté, au niveau des entreprises, nous assistons au même type d'évolution. L'an dernier, EY a été la première entreprise à recevoir un paiement B2B en stablecoin PYUSD de PayPal. Ce qui était inédit, c'est que cette fois, la transaction était entièrement automatisée grâce à notre collaboration avec PayPal, SAP et Coinbase.

Auparavant, chaque transaction nécessitait une intervention manuelle de notre département comptable. Désormais, PayPal peut payer une facture EY directement depuis son système SAP, et la somme apparaît automatiquement dans notre compte Coinbase, comme un paiement bancaire classique.

Ce type d'opération s'est multiplié. Quelle est la seconde étape ?

Une fois que l'automatisation est en place, une entreprise peut tout simplement définir une règle dans son logiciel de comptabilité indiquant que, si une adresse crypto est disponible, le paiement se fera via les rails crypto plutôt que par les systèmes bancaires traditionnels.

Selon nos calculs, si nous pouvions convertir l'ensemble de nos paiements en crypto (ce qui n'est pas encore possible à cause des restrictions réglementaires sur les paiements transfrontaliers), nous économiserions environ 100 millions de dollars par an chez EY.

Vous avez récemment plusieurs fois expliqué que l'activité autour de la blockchain avez fortement augmenté. Que voulez-vous dire ? Est-ce que vous parlez du secteur ou de vos clients chez EY ?

Il y a une croissance significative pour les deux. En 2023, le marché européen a été particulièrement dynamique grâce à la mise en place de MiCA, qui a offert un cadre réglementaire clair, incitant les entreprises à investir.

Depuis novembre dernier, nous observons un fort regain d'intérêt aux États-Unis, les entreprises anticipant une plus grande clarté réglementaire et se préparant en conséquence.

Quels sont les principaux cas d'usage qui génèrent cette demande accrue ?

Trois mots : stablecoins, stablecoins et stablecoins.

Tout le monde veut les utiliser, les émettre et les intégrer dans ses opérations. Ils sont surtout devenus incontournables pour les acteurs de la finance.

À chaque transition technologique, les premiers utilisateurs sont souvent les clients les plus rentables. Aujourd'hui, certains des meilleurs clients bancaires commencent à utiliser les services crypto. Les banques ne veulent pas perdre ces clients et cherchent donc à entrer sur ce marché.

D'ailleurs, nous observons une convergence entre les banques et les entreprises crypto. Les banques commencent à proposer des services en ETH, Bitcoin et actifs tokenisés, tandis que les entreprises crypto commencent à ressembler à des banques en proposant des dépôts et des stablecoins à rendement.

Justement, sur le marché des stablecoins, on observe que l'adoption de l'USDT et de l'USDC semble quasi définitive. Pensez-vous que la bataille de la distribution soit terminée ?

C'est une question ouverte. Tout dépend de votre vision : considérez-vous que la crypto est principalement une industrie financière ou technologique ?

Si c'est une industrie technologique, alors oui, il peut être difficile de détrôner des leaders établis. Mais si c'est une industrie financière, alors la concurrence reste vive. Les places de marché décentralisées comme Uniswap ont vu leur part de marché passer de presque 100 % à moins de 20 %, ce qui prouve que rien n'est figé.

Pensez-vous que les banques vont émettre leurs propres stablecoins ?

Oui, sans aucun doute, je pense que toutes les banques vont lancer leurs propres stablecoins, et cela nous permettra de voir s'il est essentiel d'avoir son propre actif ou s'il suffit d'utiliser ceux déjà existants.

Ces stablecoins seront-ils utilisés principalement comme moyen de paiement ou comme produit d'épargne ?

Probablement les deux. Un stablecoin peut fonctionner comme un compte de dépôt. Les banques qui n'en émettent pas risquent de perdre des dépôts au profit de celles qui le font.

En Europe, la réglementation interdit le rendement sur les stablecoins. Pensez-vous que cela puisse freiner leur adoption ?

C'est une question clé. En discutant avec la BCE et d'autres régulateurs européens, on sent une prise de conscience des limites actuelles et une réflexion en cours.

Si les taux d'intérêt reviennent à zéro, l'enjeu du rendement deviendra secondaire, mais sinon, il faudra probablement des ajustements réglementaires pour assurer la compétitivité des stablecoins en Europe.

Il se passe beaucoup de choses en Argentine au niveau des cryptos. Que pensez-vous de la dynamique là-bas ?

En Argentine, l'usage des cryptos est totalement différent de celui que l'on voit en Europe ou aux États-Unis. Là-bas, ce n'est pas une question de meme coins, mais uniquement de stablecoins.

Les Argentins utilisent principalement des stablecoins en dollars et du Bitcoin, souvent via la DeFi sur Ethereum. C'est une approche très pragmatique face à une économie instable.

Pensez-vous que dans cinq ou dix ans, l'écosystème crypto se réduira à Bitcoin, Ethereum et des stablecoins en dollars ?

Oui, dans une large mesure. L'un des messages clés que je transmets à nos clients est simple : Bitcoin est l'actif, Ethereum est la plateforme. Pour le reste, c'est quasiment fini. Toutes ces blockchains alternatives de niveau 1 (Alt L1) ont très peu de chances de survivre à long terme.

Un phénomène intéressant avec le marché crypto est que, contrairement aux entreprises traditionnelles, les blockchains en difficulté ne disparaissent pas immédiatement.

Dans une entreprise classique, lorsqu'une société accumule des pertes mais détient encore des liquidités, les actionnaires exigent un retour sur investissement ou la liquidation. En crypto, beaucoup de ces blockchains sont soutenues par des fondations qui ne subissent pas cette pression. Elles continuent donc d'exister même si leur avenir est presque scellé à long terme.

D'ailleurs, je ne cite plus de noms, car chaque fois que je l'ai fait, les dirigeants de ces blockchains ont tenté de faire pression sur EY, allant jusqu'à contacter notre président lors d'un week-end pour se plaindre de mes propos sur X !

Qu'est-ce qui vous enthousiasme le plus dans Ethereum aujourd'hui ?

Plusieurs aspects. Tout d'abord, la neutralité est essentielle. Nous avons récemment eu un rappel de son importance lorsqu'une blockchain alternative a sorti une publicité choquante, qu'ils ont retirée en quelques heures (Solana, ndlr).

Ensuite, Ethereum est l'écosystème le plus dynamique. Avec plus de 50 couches 2 (L2), on commence à voir une spécialisation de ces L2. Cela attire les meilleurs talents et la plus grande part de la liquidité. Un bon exemple est Celo, qui vient de passer d'une blockchain L1 indépendante à une L2 Ethereum, et dont l'activité explose grâce à cette transition.

Enfin, la capacité de transaction d'Ethereum a été multipliée par des centaines avec l'essor des L2, ce qui a considérablement réduit les frais de transaction. Certaines personnes se plaignent du prix de l'ETH, mais en réalité, les entreprises veulent des frais bas et prévisibles. À long terme, la capacité du réseau sera pleinement exploitée.

Pensez-vous que la fragmentation des L2 puisse nuire à la liquidité sur Ethereum ?

Pas du tout. L'interopérabilité entre les L2 Ethereum sera bien plus forte que celle entre Ethereum et d'autres écosystèmes. Je ne pense pas que cela entraînera une fragmentation problématique.

Ce qui me surprend, c'est que nous n'avons pas encore vu de gouvernements lancer leur propre L2 nationale. J'ai parlé à de nombreux responsables politiques et leur ai recommandé de créer des L2 spécifiques à leur pays, car cela ferait beaucoup de sens pour eux.

Et pour les entreprises, imaginez-vous une société comme BlackRock lancer son propre L2 ?

Pour une entreprise d'investissement, peut-être. Mais une entreprise industrielle comme General Motors créer son propre L2 ? Mauvaise idée. L'intérêt de la blockchain est de fonctionner dans un écosystème interopérable. Les concurrents ne voudront jamais payer des frais de transaction sur une infrastructure contrôlée par un rival.

Tout le monde parle de tokenisation. Comment voyez-vous son adoption ?

Il existe trois types d'actifs tokenisables :

D'abord, il y a la trésorerie et les instruments liquides (cash, bons du Trésor, etc.) : ce sont presque des stablecoins, et les grandes entreprises n'ont pas vocation à devenir des banques.

Puis, il y a les titres financiers déjà échangés en Bourse : la question ici est de savoir pourquoi les tokeniser ? Pour gagner en liquidité ? Pour optimiser le rendement ? Il doit y avoir une vraie valeur ajoutée.

Enfin, il y a les actifs illiquides : c'est là que réside le plus grand potentiel. Imaginez qu'on puisse tokeniser l'immobilier thaïlandais et le rendre accessible aux fonds de pension californiens. Cela prend du temps, car il faut accumuler des données sur plusieurs années pour prouver aux investisseurs institutionnels que c'est un placement viable.

Le plus gros des capitaux mondiaux est détenu par des fonds de pension et des fonds souverains. Pour qu'ils investissent massivement dans des actifs tokenisés, ces derniers doivent passer par un processus rigoureux de validation académique et réglementaire. Ethereum continue d'être le hub central de l'innovation blockchain, tandis que Bitcoin reste l'actif de référence.

La plupart des blockchains alternatives peinent à justifier leur existence face à cet écosystème consolidé. Quant à la tokenisation des actifs réels, elle offre un potentiel considérable, mais nécessitera encore plusieurs années de maturation avant de séduire les plus grands investisseurs institutionnels.

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